- Nouvelles -

Voici ma petite boîte à Nouvelles ! C'est un genre dans lequel j'avance pas à pas, étant plus du côté des romans, c'est ici que je travaille plus les trames, les chutes et un imaginaire libre ! 
Enjoy !





Voici une nouvelle qui a été lauréate au Concours de la Nouvelle du Var en 2007, catégorie collège. J'étais donc une élève de 3ème au moment où je me suis lancée.
Ça fait toujours du bien de voir que l'on a évolué, et que notre passion nous habite depuis longtemps =)




La meilleure façon de prendre une plume.


La première fois ?
La première fois que je l'ai fait ?
Que je l'ai osé ?
La première fois, j'étais assez timide et un peu perdue.
C'était comme si on me mettait devant un tableau de Léonard de Vinci en me demandant d'en faire autant, sans savoir si je n'avais déjà pris un pinceau dans ma main de ma vie.
La première fois, j'avais un peu le tournis, mais l'excitation a vite reprit le dessus.
« Il faut être sincère avec soi-même. » m'avait-on dit. «  Sinon tu es sûre de tout gâcher et que ça ne ressemble à rien. Ce ne serait pas ta première fois, par hasard ? »
Et pourquoi tout le monde devrait-il être au courant après que je l'ai eu fait ou pas ? A-t-on une marque sur le front, qui prouve à quelle classe on appartient ?
«  Ceux qui l'ont fait. » et « Ceux qui ne l'ont pas fait. » ?
Je me rappelle encore.
Je m'étais mise un peu à l'écart, loin du brouhaha de la famille, et loin des yeux de ceux qui pouvaient me connaître. Ça peut paraître un peu égoïste de l'avoir caché, mais je considérais cet événement comme un trésor. Comme un pirate qui ne quitte plus la carte du magot, et la porte sur lui jour et nuit.
C'est un peu bizarre d'y repenser, car ça me paraît si loin. Si loin, pourtant, je ne suis pas vieille. Pas plus qu'on ne le croit souvent.
En fait, la première fois, c'était dans ma chambre. Il y avait mon bureau, et la feuille. Juste nous deux.
La feuille.
Blanche, immaculée, avec pour seul compagnon un vieux stylo noir couché sur le côté.
Je l'ai saisi.
Ma main était fébrile et chaude, comme mon envie de passer ce cap.
Alors, je l'ai fait.
J'ai écris mes premières confidences.
Toutes les confidences de mon imagination.
C'était comme entrer dans une bulle fraîche et douce, flottant au-dessus du temps des hommes. Un peu comme les rêves les plus fous.
Au début, mes ébauches créaient des mondes parfaits, où le mal n'avait encore rien souillé. Puis, avec un apprentissage solitaire, mes pensées ont commencé à reconstituer des puzzles oubliés de ma mémoire. Mes histoires me ressemblaient de plus en plus. Ce n'était qu'une rose bordée d'insouciance, pleine d'espoir, tout en gardant cette fragilité qu'ont les nouveaux-nés. Ce fut le temps pour moi d'explorer les premières facettes de la planète qui germait dans mon esprit. De nouvelles odeurs, quelques ruisseaux de-ci et de-là, et l'incroyable effet que procure l'impression de vivre des aventures aux côtés de nos propres personnages : dompter les nuages sur le dos d'un dragon, combattre, le sabre à la main, un seigneur noir, l'espoir de vaincre brillant dans vos yeux de guerrier invincible. Ou plus vraisemblablement les doutes de l'adolescent ne sachant pas quel chemin de la vie prendre.
Des paysages sont nés de ces années folles, des soleils, des ciels étoiles, des hommes, des femmes, et des enfants. Ce peuple extraordinaire, qui s'épanouissait sous mes yeux, m'invitait à prendre place à ses festins, à ses bonheurs, à ses combats, à son existence.
Peu à peu, l'esquisse prenait la forme que je lui donnais. Et comme moi, qui plongeais dans les brumes des doutes de l'âge bête, mes histoires commencèrent à se tinter de coins sombres et sales, dont parfois personne ne pouvait me débarrasser. Mes difficultés d'adolescente rêveuse allaient se déteindre sur ces méchants que devenaient de plus en plus inhumains, comme l'idée que je me faisais du monde.
Un endroit dur et hypocrite, qui ne dévoile son véritable visage que lorsqu'il est sûr de tenir sa proie entre ses mains crochues et expertes.
La temps me déclara la guerre. Plus il passait devant moi, plus je m'enfonçais dans ce fossé boueux et malodorant. J'étais comme ces éléphants d'Afrique, agonisant sur la terre de ses ancêtres, en proie à la torture, une balle plantée dans le cœur, à la vue du chasseur qui avance pas à pas, avec son air satisfait, et moi qui n'attends que le coup de grâce, baignant déjà mon propre sang, ma propre mort.
Sans plus aucune force pour relever mon envie d'écrire, j'abandonnais la feuille et le stylo loin derrière moi.
Mon esprit, comme le sourire de mon intelligence, pour ainsi dire, se plaisait à grimacer et à geindre, pareil à une bête sauvage à qui le dresseur avait trop donné de coups pour lui apprendre à faire le clown.
Alors qu'une année s'était écoulée, aussi vertueuse que le désert, cette partie de moi capable de retranscrire mes émotions, avait perdu tout courage de continuer son ouvrage et laissait mes pensées aller à l'encontre de tous les embouteillages bloqués dans ma tête. Des embouteillages aussi douloureux que des maux de crâne et que des nuages noirs dans le ciel de l'esprit désemparé.
Pour vous donner une image de mon état, je pourrais dire que, lorsque le sage me montrait la lune, je ne regardais que son doigt. Un véritable éclat de rire pour certains, mais pour moi la sensation que le désespoir, aussi lugubre que la bouche du néant, s'offrait à moi comme le seul point d'arrêt.
Puis, enfin, tout à coup, il y eut un rayon de soleil.
Comme une épée de lumière qui perce les rangs des nuages ténébreux.
L'aide me venait d'un endroit aussi inouï et proche de moi que j'en ai sursauté sur le coup. Le secours jaillissait d'une source de mots, tout à fait ce que j'avais auparavant abandonné. Intarissable et bouleversante.
Les livres.
Que je n'avais jamais vraiment aimé ou tout simplement ouverts ! Tout à coup, leurs visages changeaient et se développaient devant moi comme les portraits des plus grands amis de l'homme qui un jour, inventa l'une des sept merveilles du monde : l'écriture.
Ces contes et ces légendes commencèrent à s'emparer de mes contrées oubliées, à faire revivre la flamme que jadis le découragement avait inondée d'échec, la lumière de mes pensées.
Imaginez l'armée des protecteurs des « Histoires qui finissent bien » arrivant soudainement à ma rescousse. Des personnages inconnus qui brisèrent leur anonymat pour reconstruire mes mondes dévastés.
J'étais sidérée.
Personne ne m'avait parlé d'eux. Jamais aucun journal de télévision n'avait signalé qu'une telle chose, existait quelque part dans mon univers ou dans celui de quelqu'un d'autre. Avec courage et persévérance, ils m'ont aidé à redresser ma plume d'écrivain.
Il fallut trouver des matériaux de construction, du bois pour chauffer les maisons, de la nourriture pour tout le monde, et par-dessus tout, que le goût de l'aventure revienne à mes lèvres desséchées.
Cette saveur si forte et prenante, qui vous enlève l'envie d'être ailleurs que dans la bataille dans laquelle vous vous trouvez.
Le temps me signa un armistice. Les dragons revinrent prendre possession de mes montagnes, les blasons de mes chevaliers furent redorés, mon héros, jeunes ou vieux, reprirent le flambeau de la victoire, et la raison s'installa de nouveau chez moi.
Ma plume était à présent de nouveau opérationnelle.
Mais quelque chose avait changé dans ma façon de trouver les mots, et de les manipuler pour qu'ils traduisent le plus fidèlement possible l'expression de mes personnages.
C'était plus pur. Plus authentique.
Mes épreuves d'écrivain n'avaient été que des traits noirs pour rendre mon tableau de Léonard de Vinci plus réaliste.
J'avais été sotte de me lamenter sur mon sort de pauvre être délaissé, sans une plume pour écrire ses rêves. Je n'avais pas encore compris que la vie n'était que l'échafaudage d'une suite de tourments pour rendre l'âme plus sage et plus vraie. Les rayons de la vie sont tout aussi beaux et plus chers à nos yeux lorsque nous en connaissons le prix.
Je le répète encore, je ne suis pas vieille, pas plus qu'on ne le croie souvent.
Lire des livres est une chose bizarre. Vous commencez en pensant être assez intelligente pour écrire à votre tour, mais ils vous font ravaler votre fierté d'adolescente amoureuse de l'Aventure, juste en tournant une page, et arrivent quand même à vous prouver que la science parfaite n'a pas été offerte à un seul homme. Cette esprits dignes d'elle, mais qui naît que d'un débat, d'un regroupement magnifique des pensées de ceux à qui on a un jour donné une plume dans la main.
Je lus beaucoup d'ouvrages, de ceux qui offrirent une parcelle de leur esprit au monde, à la recherche de cette connaissance parfaite des choses. Grâce à eux et à tous les autres, je me suis engagée dans le combat de l'Imagination, c'est peu dire que ce pays est aujourd'hui de nouveau mis en avant dans nos vies.
J'ai décidé de devenir écrivain. J'ai décidé de traduire les pensées des hommes pour les poser sur le papier. De combattre la monotonie des jours et d'essayer d'offrir aux autres un sourire à travers ce que je peux écrire. Car, dans les écrits de Paul Ouanich on peut lire : « la meilleure façon de prendre les choses du bon côté, c'est d'attendre qu'elles se retournent. ».

















Voici une nouvelle que j'ai écrite il y a maintenant 3 ans (que le temps passe vite..). Elle me tient à coeur, je l'avais écrite sous l'impulsion de ce fameux professeur d'histoire de première qui aimait me lancer des défis, je le salue aujourd'hui ! 
Cette nouvelle a été lue par Muriel Barbéry ("L'élégance du Hérisson") et m'en a fait la critique pour mes 17 ans :$

Excusez les fautes tenaces, le style moins mûr, mais j'espère que l'émotion sera au rendez-vous ! :)




Frères sans couleur.





John marchait lentement, pieds nus sur l'herbe jaunie par les doigts brûlants du soleil de mi-juillet, encore que l'air restait humide, assez lourd. Le garçon grimpait une haute colline d'une vallée d'Alabama, prenant tout son temps, perdu dans ses rêveries d'enfant de huit ans. Un vague sourire malicieux flottait sur ses lèvres au souvenir d'avoir enfin put échapper à la surveillance de sa mère, alors qu'elle travaillait à sa mercerie de quartier. Le petit garçon s'arrêta contre un arbre, rafraîchit par l’ombre dentelée des basses branches, laissant son regard bleu pâle vagabonder sur toute la vue qu'il avait du point où il était.
Devant sa haute colline s'étalait un petit bout du nord du vingt deuxième état des États-Unis d'Amérique, avec ses petites vallées où serpentaient des cours d'eau d'un côté ou d'un autre des hanches encore vertes de terre. Et, au milieu de ces vagues harmonieuses d'herbe et d'arbre, émergeait la ville d'Hamilton, un concentré inégal d'habitations claires ou sombres, et de bruyantes entreprises éparpillées.
John soupira en pensant qu'il devrait être de retour avant le coucher du soleil. En effet, depuis que son père, Franck Horner, était revenu de la grande guerre d'Europe, ce n'était plus la même chose : il exigeait que le garçon ne soit plus dehors à la tombée de la nuit. Irascible lorsqu'il n'était pas silencieux et indifférent, cet homme gradé capitaine pendant la seconde guerre mondiale ne ressemblait pas du tout à l'homme calme et doux que le petit John avait embrassé lors de son départ.
Le garçon rejeta cette ombre de ses pensées en haussant les épaules et en se remettant à marcher sur l'autre versant de la colline, tournant le dos à la ville. Il venait souvent s'aérer l'esprit et se dégourdir les jambes dans ces environs. Il quittait dès que possible la mercerie de sa mère ou le domicile familial et s'enfonçait dans la ville en sortant du quartier blanc le pas vif et, comme sa mère le faisait, en ne prêtant pas même un regard aux maisons sombres et pauvres du quartier noir, en périphérie de la ville. Ainsi, lorsque l'herbe sauvage de la vallée commençait à regagner du terrain, John retrouvait une barrière de bois délimitant un domaine abandonné, sautait par dessus et se déchaussait. Ses chaussures restaient cachées à la barrière sous une touffe d'herbes, et il continuait pieds nus, pressé d'arriver à ses terrains de jeux solitaires.
Il descendait doucement vers le petit ruisseau clair qui murmurait entre un chemin de cailloux polis et d’arbres hauts et silencieux. Là, le garçon avait trouvé depuis peu une ancienne grange, un tas de planche qui tenait encore debout malgré les aléas du temps. John suivait le tracé de la berge, car le ruisseau était une frontière : d'un côté la haute colline et ses voisines, de l'autre, une immense plaine verte. Le petit garçon sauta à pied joints sur le dos des plus hauts rochers qui émergeaient de l'eau, et finit de traverser. Dépassant les rangées d'arbres, il se retrouva au seuil de la prairie d'herbes, tachetée de fleurs sauvages, dont il écartait les caresses chatouilleuses du bout du bâton qu'il avait ramassé un peu plus loin. Il continuait de suivre la direction du cours d'eau, et la vieille grange se présenta enfin, à peine plus haute qu'une maison, le teint sale et brunit par les pluies récurrentes de la région.

Le soleil mordait toujours et John se reposa un instant sur un tronc moussu couché à terre depuis longtemps. Il suait, mais le murmure de l'eau tout près, le chant naturel des habitants de la plaine et la douce mélopée d'une petite brise qui s'était levée l'enchantaient. Il ferma les yeux et se délecta de sa solitude.
Il s'appropriait ce pseudo silence lorsqu'il fut brisé. Des éclats de rires jaillirent, clairs et hauts, ceux d'un enfant, quelques pas plus loin au ruisseau. John ouvrit instantanément les yeux, bondit sur ses pieds. Il n'avait jamais rencontré personne de ce côté des collines.
Tout à coup inquiet de ne plus avoir le monopole des environs, le garçon redescendit rapidement à la petite rivière. Là, les pieds presque dans l'eau, il se pencha à droite et à gauche pour voir d'où provenaient ces rires joyeux qui n'avaient pas cessé.
John se figea. A sa droite, à quelques mètres, jouait en riant aux éclats un jeune garçon, sûrement de son âge, les pieds dans l'eau, à courir dans tous les sens à la poursuite de quelque animal aquatique que John ne voyait pas. Ce n'est pas ce garçon à proprement dit qui le surprit, mais la couleur caramel de sa peau.
Une peau ambrée, pas noire, mais simplement mat.
Un Métis.
John resta pétrifié un long instant. Le temps que le joyeux enfant se tourne par hasard et lui fasse face. Ils se contemplèrent bêtement quelques secondes encore, jusqu'à ce que le nouveau venu esquisse un pas vers John qui ne pipa mot. Le Métis avança lentement vers lui, le regard sûr de lui.
Arrivé devant lui, il lui sourit amicalement, John resta de marbre.
- Qu'est-ce que tu fais ici ? Lui demanda-t-il avec dureté.
Le sourire du garçon s'effaça.
- Ben... je jouais.
- Comment t'es arrivé ici ?
- J'ai … suivi mes pieds. Je m'ennuyais chez moi et je voulais prendre l'air. Pourquoi ? J'ai pas le droit ?
- Non, répondit fermement John. Ici, c'est à moi. Je veux être tranquille.
- … On ne peut pas partager ? C'est super ici, l'eau, la plaine, la grange...
- Non ! C'est à moi ! Je l'ai trouvé le premier !
Le visage du petit Métis se ferma instantanément. Il fronça les sourcils de colère :
- Tout ça c'est parce que ma mère est Noire ! Je sais que si j'étais Blanc, tu jouerais avec moi !
John en resta bouche bée. Soufflé. Au fond de lui il devait admettre qu'il... ne faisait que réagir comme un de ses pairs. Le garçon releva la tête, fixa son interlocuteur qui n'avait pas perdu de son air hargneux. Son regard noir de jais brillait d'une flamme fougueuse, mature, forte. A l'inverse du regard bleu pâle de John qui baissa les yeux.
Pourquoi avait-il réagi ainsi ? Oui, il aimait cet endroit et d'en être le seul bénéficiaire mais ... Son père. N'était-ce pas lui qui lui avait formellement interdit de sympathiser avec une personne de couleur, même de parler avec elle ? Son père et cette haine viscérale des Noirs que John ne comprenait pas. Du moins, presque tout le temps. Pourquoi devait-il rejeter ce garçon ? Elle était belle pourtant, sa peau. Un café doré par les caresses du soleil. La question était toute bête et simple. Et John eut beau chercher dans sa mémoire, à part les ordres de son père et le regard des autres, rien ne l'empêchait vraiment... Le petit garçon ne supporta pas longtemps cette pression dans son esprit. Il n'avait aucune raison d'être mauvais, cela devint évident. Tant pis pour le reste, les autres.
John leva les yeux vers le jeune Métis.
- Comment tu t'appelles ? lui demanda-t-il plus doucement, ce qui apaisa le garçon qui lui sourit.
- Sam.
- Et moi John.
Nouveau sourire du jeune Métis. Que John partagea avec lui, sincère.
- On peut jouer ensemble alors ? demanda Sam avec ravissement.
- J'allais te le proposer, acquiesça John, perdant peu à peu sa gêne.
- Super ! Allez viens, on va attraper les petits poissons qui sont plus loin !
Le garçon n'eut même pas le temps de répondre que Sam lui empoignait le bras pour le tirer dans le ruisseau à la poursuite de ses occupants.
Ils jouèrent longtemps sans se soucier du temps et tout ce qui aurait put les arrêter. Le rire clair de Sam commença à devenir familier aux oreilles de John qui se joignit vite au sien. Il oublia Hamilton, son père, la pâleur de sa peau comme le caramel de celle de Sam.

***

Le père de Sam avait été un gérant agricole assez influent dans la région. Sa mère ne lui avait jamais avoué son nom. Elle ne lui avait cédé que quelques phrases, sans vouloir entrer dans les détails. Comme beaucoup d'autres, elle s'était retrouvée à travailler dans le domaine de cet homme et, mue par quelques attentions bienveillantes, trop jeune pour voir et accepter une dure réalité, elle était tombée amoureuse, puis enceinte. Dès qu'il avait apprit la nouvelle, il l'avait chassée puis, de peur d'essuyer une brûlante humiliation, se volatilisa dans la nature, sans laisser quelques indices pour le retrouver. Ce fut le sujet des commérages pendant plusieurs années, durant lesquelles sa mère subit nombre d'humiliations et de difficultés financières, puis les esprits se tassèrent dans la monotonie de leurs vies.
Sam avait grandit en marge de deux mondes opposés. Celui des Blancs et des Noirs, rejeté des deux côtés de la rive, car vu comme un Métis Blanc chez les Noirs et un Métis Noir chez les Blancs. Mais le garçon, vivant avec sa mère et sa grand-mère, qui avait aidé cette dernière à retrouver du travail après cette histoire, répétait souvent qu'il se sentait plus Noir que Blanc. Et cela se comprenait. Non qu'il se contente d'avoir le rythme dans la peau et une aisance incroyable à danser, sa voix, qui était devenue grave comme celle de John, était tout aussi ambrée que sa peau, et il lui arrivait souvent de se mettre à chanter un air de Gospel que sa grand mère lui avait apprit.
Depuis la rencontre de cet après-midi là, neuf ans avaient passé. La grange, le ruisseau et les collines étaient devenus leur repaire secret. Ils s'y retrouvaient dès que possible, et ne parlaient de ces rendez-vous à personne, chacun étant le secret de l'autre, car même s'ils regrettaient souvent de ne pouvoir s'afficher ensemble, ils avaient bien compris qu'ils ne le pouvaient pas. En fait, c'était surtout John qui cachait son ami à ses proches. Le temps passant, l'animosité voir la violence de son père contre les gens de couleur grandissait et, depuis une certaine découverte, le jeune homme savait à quoi s'en tenir.
En effet, entré quelques années auparavant dans la chambre parentale pour ramener à sa mère une veste qu'elle avait rangé dans l'armoire, il avait trouvé, pendu à un cintre, une longue toge blanche accessoirisée d'un capuchon de même couleur recouvrant tout le visage et au bout pointu du côté de l'armoire réservée à son père. Hormis le drap blanc cousu qui lui avait servi de costume pour Halloween, John savait que personne ne portait de veste à capuche blanche, surtout si pointue comme un chapeau de sorcière. Il avait dû se rendre à l'évidence. Sans en parler à qui que se soit et surtout pas à Sam, le jeune homme gardait au fond de lui la pensée que son père appartenait à clan ultra conservateur totalement déchaîné en ses temps de troubles sociaux.
Car il ne fallait pas oublier le meurtre du très jeune Emmett Till, dont l'histoire avait touché nombre de gens dans la population en 55, ébranlant quelques consciences sur des situations peu banales mais qui restaient assez courantes, tout juste étouffées. John avait donc gardé ce secret pour lui, pensant ne devoir jamais avoir à faire à ce « Klan » qui tentait de renaître de ses cendres.
Le temps avait donc passé, sans changer de pulsation. Sam et John avaient grandit, sans arrêter d'être amis. Même si en grandissant, il avait fallu affronter de plus en plus les idées de leurs semblables, dépasser ensemble des préjugés quasi immuables, chercher la vérité là où les autres baissaient les yeux pour regarder ailleurs, ils étaient toujours amis.
Au fil du temps, ils avaient appris à se confier, à partager avec l'autre des pensées et des rêves qui leur venaient naturellement au contact de l'un et de l'autre, à ce brassage de culture qui se confrontaient face à eux, en eux.
Ainsi, le ruisseau était devenu le témoin de nombreuses conversations assises à l'ombre des arbres et parfois dans la moiteur de la grange, comme ce jour où les deux garçons se laissèrent aller vers un rêve de tolérance et de liberté :
- Tu imagines si les choses pouvaient vraiment changer ? demanda soudain Sam, à moitié allongé contre ce vieux tronc tout mousseux à l'entrée de la grange.
- Changer ? releva John, le regard dans le ciel, rêveur.
- Oui, changer. Comme ils essaient à Montgomery. Regarde tout ce qui c'est passé : le jeune Emmett Till tué à 14 ans, ainsi qu'un pasteur et un militant de Droits Civiques. Et tous ceux pour qui on ne sait peut-être pas... Les Noirs ne veulent plus subir en silence. Rosa Parks et sa courageuse prise de position en est la superbe preuve ! Tu te rends compte ? Imagine que nous puissions enfin nous asseoir ensemble dans les bus ! Plus besoin de faire attention, plus besoin de ces histoires de trottoirs, d'écoles ! Tu ne voudrais pas aller dans la même école que moi, sans que ce soit interdit, mal vu ?
John regarda le beau jeune homme avec cette peau toujours aussi caramel et son regard qui, maintenant, s'exaltait, et sa voix mélodieuse qui se paraît de mots pleins d'espoirs. Des espoirs qu'il voulait partager.
- J'aimerais aussi, concilia-t-il avec un sourire. Comme de rejoindre le boycott à Montgomery, comme de prouver que l'on peut contrer la haine par la non-violence. Mais peut être plus tard quand...
- Quand ton père te lâchera les basques ! s'exclama Sam avec un rire doux-amer. Quand tout le monde nous lâchera les basques !
Soudain, il se leva, de plus en plus enjoué, et se tourna vers la plaine, la voix emplie d'une force brillante :
- Vous entendez ? s'écria-t-il. Le monde va changer ! Et dans ce nouveau monde, tout le monde pourra être amis avec qui il voudra ! Plus de ségrégation, plus de haine et d'incompréhension ! Plus d'esclaves et de violences, plus de morts ni d'injustice !
Le silence qui retentit ne fit que plus briller ses mots. John resta là, assis devant le jeune Métis debout face à la plaine, reprenant son souffle lentement.
Un rire secoua malgré lui le garçon admiratif :
- Et sur ces paroles à graver dans la pierre, déclara John avec une voix rieuse et grave à la fois, vive le Rock'n'roll !
Sam se retourna vers lui et, à l'éclat amusé et de celui qui est comprit qui pétillait dans le regard de John, les deux garçons explosèrent de rire.

***

Le temps passant et leurs envies évoluant, les deux garçons avaient mis au point un stratagème pour se rendre à des soirées dansantes, souvent organisées le samedi soir. Ainsi, au moins une fois par mois, ils s'échappaient de leurs foyers respectifs lorsque la nuit était souveraine, souvent par la fenêtre en descendant sur la gouttière, et passaient les jardins et les clôtures, pour se retrouver ensemble à la sortie de la ville, à la lumière de la lune, et montaient dans le seul bus qui grimpait jusqu'à Memphis, assez près de la frontière avec le Tennessee.
Ville qui avait fait naître le jeune Elvis Presley qui commençait à exploser dans tous les États-Unis, devenant petit à petit le symbole d'une génération en quête d'émancipation, elle restait le rendez-vous incontournable de la région. De tous les bus que Sam et John prenaient ensemble, il était le seul où ils pouvaient s'asseoir à côté sans se poser de question. En effet, conduit par un jeune Noir qui trouvait toujours un moyen de parler à un de ses passagers dont la majorité étaient aussi Noirs, l'ambiance y était festive et détendue.
John, tête connue et même appréciée, se fondait dans ce groupe sans plus aucun problème. Beaucoup des amis de Sam étaient devenus parfois les siens, même s'ils n'habitaient pas le même quartier, une entente tout juste amicale subsistait.
Enfin, ce soir-là, les deux garçons restaient fébriles sur leurs fauteuils. Chacun d'eux avait un cœur à gagner, en faisant en sorte que les leurs n'explosent pas.
John, pour sa part, avait le sien qui s'emballait pour Sarah, belle brune de Memphis, fille d'un teneur de théâtre de la ville, enjouée et cultivée, rêvant se produire un jour sur scène, comme celle de son père aimait-elle dire souvent... Rencontrée pendant plusieurs soirées consécutives, les deux jeunes gens avaient progressivement fait connaissance et leurs conversations résonnaient en John autant que leurs danses sur la piste. C'était la première fois que, avant de rentrer chez elle après une nuit de plus en sa compagnie, elle lui avait enjoint de ne pas manquer le prochain concert, et qu'elle serait heureuse de l'y retrouver. Ce soir.
Pour Sam c'était plus anecdotique. La jeune fille, Maggy, caractérisée par une crinière rousse sombre et des courbes gracieuses, s'était retrouvée à la sortie d'un théâtre, seule contre un mur, dans l'ombre, à pleurer.
Comme souvent dans ces soirées l'alcool passait de main en main, il se trouva que cinq jeunes Noirs voulurent l'accoster en prétextant la consoler. Elle dit clairement vouloir être seule et ne de pas les suivre à l'intérieur, lorsqu'ils commencèrent à s'agiter, insistant et tentant de l'attraper par le bras. La jeune fille voulut se débattre mais Sam, qui avait tout vu alors qu'il sortait prendre un bol d'air frais nécessaire à prendre à cause de la chaleur humaine qui envahissait toutes les salles de concert, s'interposa en douceur mais fermement. De quelques mots, il dissuada les cinq jeunes gens d'aller trop loin et ils se retirèrent en grinçant des dents mais sans demander leur reste, probablement déjà attirés ailleurs.
Une fois partis, Maggy s'était tournée vers lui, un peu sonnée. Il ne lui avait fallu qu'un de ses sourires lumineux pour la rassurer et lui proposer d'une voix calme si elle acceptait de venir à l'intérieur boire quelque chose pour se remettre de ses émotions. Les nuits à Memphis n'étaient pas comme les autres. On voulait oublier les histoires des parents, et ne pas penser comme des adultes en général tout en voulant en devenir, oui, ici, Sam était Sam. Pas le Métis. Simplement Sam.
Elle avait accepté. Et depuis, le jeune homme, de plus en plus amoureux, faisait tomber les barrières une à une. Celles du coeur de la jeune fille Blanche, et toutes les autres qui pouvaient les empêcher d'être ensemble.

***

La nuit promettait d'être longue à Memphis. Les salles, du quartier des studios Sun, étaient déjà remplies de musiques entraînant de nombreux couples sur la piste de danse. Les couleurs des robes se mélangeaient, les regards se perdaient un peu partout, mais on se tenait la main, la hanche ou le cou, et l'on se laissait emporter avec ferveur.
John tenait la main de Sarah qui de son regard noisette lui faisait comprendre qu'il avait bien tout à gagner, ce soir. Enjoué à l'idée de séduire, il l'emmena sur la piste et ils commencèrent à danser. Les musiciens enchaînaient du blues sur quelques bons morceaux du jeune rock'n'roll. Entre les pas de danse tendus, John soulevait sa partenaire et faisait voler ses jupons, alors que de grands éclats de rire se dessinaient sur le visage de Sarah. Le bonheur chatouillait le cœur du jeune homme qui, le sourire de sa belle sur ses lèvres à lui aussi, chercha Sam du regard.
Il trouva le jeune homme parmi les danseurs les plus proches de la scène, les mains sur les hanches de Maggy aux anges, faisant tournoyer sa belle avec l'aisance qu'il avait depuis toujours. John, en les voyant ainsi entrelacés, dégageant un petit parfum d'amour et d'une certaine innocence pincée, John se mit à oublier cette différence et ses idées reçues qui les empêchaient jusque là de s'approcher. John oublia le reste, s'évada dans la musique et dans le regard de sa cavalière...

***

La nuit était déjà bien avancée. Les musiciens prendraient sûrement leur deuxième pause. Mais en attendant, dans la ville-musique, la vie nocturne battait son plein. Ici, on échappe un temps au monde extérieur et à ses lois. Sam se déchaînait, Maggy l'accompagnait partout, riait fort à ses blagues même celles plutôt douteuses, dansait avec lui avec un plaisir apparent, enfin, la vie était belle. John lui aussi était heureux. Décidément, c'était la soirée aux deux garçons. Sarah et Maggy étaient leurs perles de la nuit, et ils n'allaient pas se priver de leur présence.
John ne dansait plus. Assit à une table encore disponible avec Sarah au fond de la salle, ils discutaient pour tenter de combattre la fatigue installée depuis un moment. La musique tambourinait toute la salle, lorsqu'un immense fracas vint briser le cercle magique de cette nuit.
On entendit bientôt à l'entrée résonner les cris d'un homme prit dans une furie incontrôlable, vociférant, crachant, et qui, de sa seule voix et de sa présence écrasait l'ensemble des occupants, très majoritairement Noirs, de la salle.
- JOHN HORNER !!!! hurla la voix d'homme. Montre-toi et sors de ces antichambres de l'enfer !
Le coeur de john s'emballa une fois de plus dans la soirée. Mais cette fois pour la mauvaise raison. Son père.
- John, je sais que tu es dans cette satanée ville, et j'en fouillerais toutes les poubelles ! Sors d'ici tout de suite !
Sarah le regarda avec de grands yeux. Cela lui suffit pour totalement déglutir. Il allait passer un très mauvais quart d'heure, et ce devant tout le monde. Comme l'animal résolu à l'abattoir, il se leva de sa chaise, et traversa la foule à la rencontre de son père, le capitaine Horner.
- Alors comme ça tu étais là ! s'écria le père, les yeux fous de rage vissés sur son garçon qui s'arrêta, stoïque devant lui, regardant ses chaussures. Ta pauvre mère se fait un sang d'encre  alors qu'elle voulait juste vérifier que tu dormais bien comme cela lui arrive souvent lorsque ses insomnies l'empêchent de dormir elle. Et que voit-elle cette nuit, à une heure du matin ? Un lit vide et une fenêtre encore ouverte ! Mais c'est que tu veux la tuer, ta pauvre mère !
Alors que son discours s'étalait, John serra des dents. Il mentait. Ce n'était pas sa mère qui avait des insomnies, mais lui. Qui devait le surveiller depuis tout ce temps pour savoir que c'était à Memphis qu'il fallait chercher ? Lui. Cette hypocrisie devenue une pure comédie devant tous ses compagnons l'irrita au plus au point. Mais Franck Horner n'en avait pas fini.
- Et pourquoi John Horner sort en cachette en pleine nuit ? Pour danser sur cette musique du Diable qui devrait être interdite ! Pour se ruer dans les bras de filles de mauvaise vie, et sympathiser avec ces Négros !
Une colère noire déferla sur John, mais surtout en lui. Quelque part, il attendait ce moment. Où son père et lui devraient s'affronter. Et ce moment, il le sentait, était venu.
- Arrête tout de suite ! S'écria-t-il à sont tour. Je t'interdit de traiter Sarah et tous mes amis comme ça ! A part refuser la haine qu'il y a entre nos deux communautés, nous ne faisons rien de mal ! Tu n'as pas le droit de les traiter ainsi, ce sont mes amis !
Alors qu'il parlait, il entendit derrière lui les pas de Sarah, puis ceux de Sam et de Maggy se tenant main dans la main, arriver pour se tenir à ses côtés, dans un élan protecteur et de soutien.
Lorsque Franck Horner réalisa la couleur caramel de Sam, et surtout de sa main enlacée dans celle d'une jeune Blanche au regard à présent farouche tout comme celui de son compagnon, ses yeux s'agrandirent dans un rictus de haine que John n'avait jusque là jamais vu sur son visage, qu'il n'aurait jamais put imaginer.
- Toi... ! Fit le père dans un souffle, le doigt pointé sur Sam. Comment oses-tu... !
Sa colère et sa haine étaient tellement fortes qu'elles lui compressaient les poumons, et le coeur. Sam ne recula pas. Au contraire, il avança d'un pas, à la hauteur de John, de plus en plus inquiet. Mais la voix de son ami fut grave, belle, et surtout, calme et sûre.
- J'ose parce que je suis un homme libre, monsieur Horner. J'ose parce que je ne crois pas que ma peau fasse de moi un être inférieur ! J'ose tout simplement parce que je l'aime, et que je suis heureux qu'elle m'aime en retour. Vous...
- TAIS-TOI ! Tais-toi, Bâtard ! Ferme-la ! Un être comme toi... ça ne devrait pas exister ! Qu'une source de honte ! Je te connais, tu es aussi à Hamilton, c'est ta pute de mère qui s'est offerte à un Blanc, il y a des années !
Un silence retentissant écrasa la salle. John respirait difficilement. Il se sentait presque prit d'un vertige, cela tournait trop mal. Toujours sans prendre la parole, il vit les poings de Sam se serrer. Il vit son regard noir devenir aussi perçant que celui d'un oiseau de proie, une expression indéchiffrable sur le visage.
Entre honte et admiration, John comprit que son ami se contiendrait jusqu'au bout, et que les coups ne pourraient venir que de son père. Ainsi il commença à ne se concentrer que sur les mouvements de Franck Horner, qui pour l'instant ne bougeait pas. On entendit toute la salle retenir son souffle lorsque Sam reprit la parole, contenant difficilement sa rage mais y parvenant encore :
- Ma mère n'est pas ce que vous dîtes, et je trouve ce mot horrible. Elle est tombée amoureuse, mais de la mauvaise personne. Pas parce qu'elle était Noire et lui Blanc, mais parce qu'il n'a fait qu'assouvir une pulsion sur une jeune fille trop innocente pour voir la vérité, ou peut être pire, trop manipulée pour cela. Celui qu'il y aurait à condamner c'est cet homme. Que je ne voudrais jamais pouvoir appeler père. Et vous, si vous êtes là, c'est que vous ne pouvez pas supporter que les choses changent, parce que ce vous avez peur de moi, des gens Noirs et de tout étranger qui aime malgré tout l'Amérique. Une Amérique que vous aimez aussi, que vous avez représenté en Europe pendant la guerre, où vous avez sûrement vu tant d'horreurs, de morts et de souffrances, que cela a détruit votre coeur...
John n'eut pas le temps de se féliciter d'avoir concentré son attention sur son père. Dès que ce dernier tenta de bondir sur Sam, le jeune homme s'interposa de tout son corps et des deux bras voulut l'immobiliser. Sans qu'aucun mot ne soit prononcé de sa part, plusieurs personnes de la salle vinrent lui prêter main forte.
Ainsi tenu par quatre personnes, l'homme, comme un taureau voulant défoncer un obstacle devant lui, remuait dans tout les sens et éructait, le visage rouge et à moins d'un mètre de celui de Sam :
- BATARD !!! SALAUD ! Comment peux-tu savoir, vermine ! Qu'est-ce que tu sais de la guerre ! Qu'est-ce que tu sais de ce que j'ai vu, vécu ? Qu'est-ce que tu sais de la mort et de la souffrance ! Petit con ! Tu crois que tes belles paroles vont t'aider ? Lâchez-moi ! Lâchez-moi, sales Noirs !
Mais alors qu'il hurlait, on arrivait enfin à l'obliger à reculer vers la sortie, lui tenant bras et jambes, pour l'entraîner au dehors. Et alors qu'on le faisait sortir de la salle par la grande porte d'entrée, il poussa un ultime cri effrayant :
- Tu me le payeras, sale Nègre ! Tu me le payeras !
Parmi ceux qui le tinrent en respect jusqu'à sa voiture, John tentait de calmer les battements de son coeur. Il tremblait encore des mots sortis de la bouche de son père, là, gardés en lui depuis toutes ces années de silence et de haine. Ainsi la guerre, au lieu de tuer son corps, avait tué son coeur et son âme.
Ce fut John qui conduisit, accompagné de plusieurs de ses compagnons du hasard. Son père se calmait peu à peu à l'arrière, son fils n'osait pas même le regarder à travers le rétro-viseur.
Ils rentrèrent à Hamilton alors que l'aube parait le ciel de couleur rouge et de lumière vermeille sur toute la vallée. Une fois arrivés, John déposa la voiture chez eux, sa mère sur le perron poussa un cri de peur et de surprise, de voir trois Noirs et son fils encadrer son mari pour être sûrs qu'il rentrerait bien chez lui sans faire d'histoire. Franck Horner avait maintenant le visage fermé, les poings serrés, et ses yeux bleus envoyaient des éclairs.
Il entra dans la maison sans dire un mot. John ne sut quoi dire non plus face à ces trois gars pour les remercier, sa seule gêne reconnaissante leur suffit et ils partirent d'un salut bref de la tête, sans plus.
Le jeune homme resta sur le perron en face de sa mère, en peignoir, décoiffée et terrifiée. Épuisé de tant d'émotions, le garçon lui prit doucement la main et l'entraîna à l'intérieur avec la désagréable impression de l'oiseau entrant en cage.
- Viens Maman, je vais t'expliquer...
Elle le suivit en silence, et referma sa porte au regard des voisins.

***

Deux jours s'étaient écoulés depuis l'incident. Depuis la plus grande peur de sa vie. John était resté cloitré dans sa chambre, et ne descendait à la cuisine que pour voir sa mère et prendre de quoi manger. Elle n'avait rien dit après qu'il lui ait tout avoué. Et son silence persistait. Ayant trop peur de réveiller le monstre que son père avait été, il n'avait pas demandé la permission de sortir, de tenter d'oublier dehors cette ambiance angoissante qui circulait dans l'air de la maison.
Le matin du troisième jour, comme à son habitude, John descendit les escaliers et se présenta à la cuisine déjà habillé, prêt à prendre le petit déjeuner fait par sa mère.
Elle se tenait recroquevillée à l'angle d'un mur, en pleurs, tremblant et se cachant le visage des bras, les genoux repliés contre sa poitrine. John courut jusqu'à elle, la prit dans ses bras, l'enjoint de lui dire ce qui s'était passé.
Lorsqu'elle releva le visage vers lui, il comprit. Un hématome s'était déjà formé sur la moitié de sa joue droite et l'arcade de son œil virait au violet. Elle tremblait lui avouant que c'était la première fois qu'il l'avait frappée, et qu'elle ne savait pas où il était parti en trompe, comme une bête en chasse.
L'aveu terrorisa John. Il bondit sur ses pieds, aida sa mère à s'asseoir sur une chaise, soigna sa blessure et tenta de lui prodiguer les mots les plus doux et les plus rassurants qu'il pouvait donner avant de courir hors de la maison.
Devant la barrière de son jardin, John se mit à réfléchir à cent à l'heure : où aller ? Chez Sam ? Non, trop de monde. Être allé l'attirer quelque part ? Mais comment ? Sam n'était pas un garçon dénué d'intelligence, il aurait senti le danger.
L'image de la grange fusa. Comme une douloureuse évidence. Si son père avait sut pour Memphis, qu'est-ce qu'il l'empêchait de savoir aussi pour leur ruisseau et leurs collines ? Et Sam, fidèle, y serait allé pour l'attendre, ne comptant pas les jours, attendant calmement que John puisse lui revenir et que le cours des choses puisse reprendre... Paniqué, John se mit à courir. Plus que jamais.
Il le sentait au fond de lui que le pire pourrait arriver. Que le pire pouvait être arrivé...
Le ciel était menaçant, et des grondements commençaient déjà à sortir de ses entrailles. Puis, sans prévenir, une forte pluie s'abattit sur tous les environs. Rendant la terre boueuse et glissante, la vision floue et peu étendue, mais John n'y pensa pas.
Contenant en lui sa peur et mettant toute sa rage dans sa course, le jeune homme courut à travers toute la ville, jusqu'à leurs collines, pour sauver Sam, pour empêcher que... il ne fallait pas y penser... Pourtant, ce n'est qu'en s'accrochant à cette pensée terrifiante que John arriva au ruisseau en un temps record.

***

John ferma les yeux une seconde après que la porte de la grande fut ouverte devant lui. Sans savoir d'où lui en venait la force, il les rouvrit. Graver dans sa rétine et dans son cœur l'horreur.
Le corps de Sam, mutilé au visage et aux membres, gisait inerte comme un pantin inanimé contre le mur du fond. Les yeux figés par le voile de la mort, terrifiés, laissant une angoissante idée de ses derniers instants. Un rictus étrange déformait sa bouche et l'ensemble de son visage. Le sang coulait encore, par petites gouttes colorées sur lui et partout autour de lui, contrastant avec la couleur terne de la terre.
La pluie sale battait les épaules de John, il tremblait, une pression ferme tambourinait ses tempes, il tituba vers le corps, se stoppa à la moitié de la distance, là où semblait bien vouloir s'arrêter le lit de la flaque rouge. Il serra les poings à s'en faire blanchir les phalanges, les mâchoires à s'en faire éclater les dents, tout en lui se contractait. Il ne se rendait pas compte des larmes qui dégringolaient de ses joues, portant il se sentait noyé. Trop d'émotions, trop de sensations se mélangeaient en lui. De la douleur, même de la révulsion. De la peur, le sentiment qu'un vide obscur l'envahissait. De la colère, contre son propre père, contre ce monde injuste et cruel, contre le destin, contre son père, encore et encore. Puis ce vertige. De dégoût. De mort. John tomba à genou devant le corps. Une pensée l'horrifiait : cela ne servirait à rien d'aller chercher la police. Les ou le coupables... ne seraient jamais condamnés. Une vérité de plus étouffée. Une honte de plus pour la race des hommes.
Dehors il pleuvait encore. Encore plus fort. Tonnerre et foudre se faisaient un concert, à présent. Et John pleurait. Frappait la terre du poing. Sam... partit, disparu, envolé. Non, il n'y avait aucune raison à vouloir utiliser ses expressions faussement apaisantes. Sam était mort. Mort dans la souffrance, l'angoisse et l'injustice. Mort sans que John n'ai rien pu faire. Pour tout arrêter, pour le sauver, pour... qu'il soit encore là !
Un hurlement terrible déchira le ciel. Plein d'amertume et de désespoir.
Le cri que l'on entend lorsque la mort a rendu sa sentence.
John ne rentra pas chez lui ce soir là. Il alla directement trouver la mère qu'il connaissait bien et à qui Sam avait sûrement tout dit à propos de cette fameuse nuit.
Aucun mot ne fut prononcé. Le sang sur ses habits parla pour lui. Et le silence semblait tout écraser.
Un autre cri déchira le ciel à peine calmé.

***

Sam fut enterré le samedi. Il était mort le mardi, probablement en début de matinée et découvert en fin de matinée. Sa pierre tombale, grise et polie, fut placée sous un arbre, non loin des collines, tournée vers l'est, vers l'aube.
Une vieille femme chanta un air de Gospel que le garçon avait souvent chanté ou simplement fredonné : « I will follow him... He is my destiny... »
Le vent souffla très fort ce jour là. Comme s'il voulait hurler une simple partie du chaos qui habitait John, seul Blanc dans la petite assemblée de l'enterrement. Il n'avait eu le courage de retourner chez lui que pour récupérer ses affaires, dire à sa mère qu'il partait, redouter l'ombre de son père dans la maison sans l'y croiser, et disparaître du quartier blanc pour aller soutenir la petite famille de Sam. Depuis, des idées de voyages l'encerclaient. Il ne pouvait pas vivre ici, pas dans ses collines où lui et Sam avaient marché ensemble, parlé, rêvé, espéré... Et où Sam était mort. Non, trop de souvenirs. Trop de souffrances. Trop de cauchemars.
Debout devant le cercueil, John voyait que sa vie à lui continuait, alors que celle de Sam était là, devant lui, éteinte. La pensée que cela était absurde et injuste l'oppressait. Peu à peu, la voix de la vieille femme commença à se confondre avec le silence, s'éteignant doucement. John salua une dernière fois la mère de Sam qui serrait son mouchoir d'une main et lui proposa de rester encore un peu.
Son père avait été dernièrement arrêté mais, faute de témoignages et de preuves, serait bientôt relâché. Le jeune homme serra les mains de cette petite femme parée du plus horrible des deuils, lui sourit timidement en refusant son offre. Son père coupable et lui ne pouvaient pas vivre dans la même ville. Il embrassa aussi la grand-mère et sur ce, s'en retourna.
Il quitta l'air des collines, la tombe de Sam, et la laissa entre les mains de ce coucher de soleil mêlant un rose pâle avec une couleur vermeille.

***

Les curieux virent le jeune homme monter peu de temps après dans un bus en direction du Nord, un bagage pendu à l'épaule, le visage fermé. Le bus laissa une traînée de poussière derrière lui, qui retombait sur la terre sèche le temps que ce dernier disparaisse sur les routes boisées de la vallée.
Ce n'est que des années plus tard que John, sans surprise, apprit que son père avait été relâché le lendemain de son départ, sans plus aucune charge contre lui. Sauf que sa mère l'attaqua dans la même semaine pour coups et blessures, et qu'il dû être inculpé plusieurs mois alors que son divorce était enclenché.
Depuis ce jour, ils ne s'étaient plus vus.





********




1963.
C'est une journée lumineuse d'août. John s'est mêlé à la foule, à cette « Marche sur Washington ». Depuis la mort de Sam, il soutient ouvertement le mouvement des Droits Civiques, quelque part pour honorer l'amitié qui le liait au jeune homme mort à 17 ans, quelque part pour oublier le fait qu'il aurait peut être dû le faire plus tôt.
C'est une mer noire de femmes et d'hommes, prise dans une avancée lente, sûre. Le temps passe et beaucoup s'arrêtent à leur passage pour les rejoindre. Parmi la foule, on sent que l'on est en train d'écrire une grande page de l'histoire du pays, de tous les États-Unis d'Amérique. Alors les cœurs battent à l'unisson, on se serre très volontiers les mains, les sourires sont distribués sans distinction. Même si John n'est qu'une tête parmi tant d'autres, il est tout aussi impressionné et enthousiaste de voir autant de gens rassemblés devant le Capitole, pour entendre Martin Luther King. Les micros ont été préparés, la date de ce jour avait été fixée depuis juillet, on commence à parler de plus de deux cent cinquante mille personnes qui sont venues envahir les environs du Capitole. John a réussi à se poster près d'un haut parleur, à droite des marches qu'il ne peut pas du tout voir. Un murmure sourd émane de la foule, l'attente commence à s'appesantir...
Soudain, des applaudissements et des cris de joie fusent, le pasteur baptiste se hisse peu à peu devant l'immense assemblée. Il salue, suivit des autres dirigeants des mouvements des Droits Civiques, remercie, encourage au passage, et arrive à imposer enfin le silence à la foule. Sa voix résonne dans les oreilles et dans les cœurs. Celui de John tremble. Les mots de cet homme trouvent écho en lui avec violence, et les souvenirs jaillissent, lui qui pensait les avoir suffisamment enfoui pour venir jusqu'ici.
« Je fais le rêve qu'un jour... »
Et les mots défilent.
« … Cette nation se lève et vive sous le véritable sens de son credo : Nous considérons ces vérités comme évidentes, que tous les hommes ont été créés égaux. »

***

Et l'homme qu'est devenu John se souvient... Sam et son visage toujours si jeune, qui lui sourit, qui lui dit que tous les hommes sont pareils... Une tête, deux mains, un coeur et une âme...

***

« Je fais le rêve qu'un jour... »
« … Sur les collines rouges de la Géorgie, les fils des esclaves et les fils des propriétaires d'esclaves puissent s'asseoir ensemble à la table de la fraternité.

***

Et les journées au ruisseau reviennent. Les goûters. Les rires. Les jeux dans l'eau et la prairie, les poursuites, encore les rires, les discussions sérieuses comme délirantes...

***

« Je fais le rêve qu'un jour... »
« … même l'État du Mississippi, désert étouffant d'injustice et d'oppression, soit transformé en une oasis de liberté et de justice. »

***

Leurs discussions sérieuses résonnent. Vouloir marcher sur le même trottoir. Être assis ensemble dans les bus. Marcher côte à côte sans le poids du regard des autres, sans l'interdiction d'être tout simplement amis. D'avoir eu la force d'oublier leur couleur de peau. De juste avoir suivi leur cœur...

***

« Je fais le rêve... »
« … que mes quatre jeunes enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés pour la couleur de leur peau, mais pour le contenu de leur personne. »

***

Qui était Sam ? Une joie de vivre, un sourire radieux, un rire clair et franc, un coeur vibrant d'humanité, un esprit droit et fin. Et sa couleur ? Ce beau caramel, cette douceur issue d'une Noire et d'un Blanc...

***

« Je fais le rêve qu'un jour...
« … Là-bas en Alabama, avec ses racistes vicieux, avec son gouverneur aux lèvres dégoulinantes des mots « interposition » et « annulation », oui, qu'un jour au fin fond de l'Alabama les petits garçons noirs et les petites filles noires puissent joindre leurs mains avec les petits garçons blancs et les petites filles blanches, comme des frères et des sœurs. »

***

John reste au milieu de la foule, stoïque et chancelant à la fois. Les larmes sont venues d'elles-mêmes, il ne s'en rend toujours pas compte...
Sam et lui... avant d'être des garçons de couleurs différences, des amis de deux mondes opposés... avant tout, ils étaient frères. Malgré les dangers, les rejets, les doutes et les préjugés, ils étaient frères. Non de sang, mais de bien plus.
Plus que le sang, c'était le coeur.
Sam... Le frère de son coeur.
Son frère sans couleur.
John lève lentement les yeux vers le soleil. Puissant, chaud, plein de promesse. Le temps n'a pas finit sa course, la vie est toujours un chemin où il ne faut pas compter ses pas... John voyait une nouvelle page se tourner, doucement, que le papier soit blanc ou noir, que l'encre y soit blanche ou noire, il avait encore une vie à écrire. Mais sans oublier.
Ni son frère,
Ni ce rêve...













Voici un rêve-cauchemar que j'avais fait et dont la seule manière de m'en délivrer, avait été de l'écrire. Il y a donc quelque chose de profondément intime dans ces mots, tout en ayant une approche fantasy qui déguise tout et qui rend le sens du rêve inaccessible à ceux qui ne peuvent en comprendre le "code".

Même c'est d'une certaine tristesse et d'une certaine douleur, j'aime le lire.

Enjoy !






Je suis dans une cage blanche. Une bulle vide, uniforme, infinie, blanche. C'est mon pire cauchemar. Il n'y a rien, c'est un monde nu, mort. Et moi, inerte, un corps sans force, un esprit sans force, une âme blessée. Dans ce silence, tout m'encercle, tout n'est qu'oppressant. En fait il n'y a rien d'autre que ce nuage noir, violent, remplit d'éclairs déchirants. Ce banc de brume m'entoure toute entière, m'étouffe, coupe mon esprit à son accès à la liberté : le rêve. Je ne peux plus créer, ne peux plus bâtir, parler, espérer, respirer, vivre. Je veux crier, mon cri ne peut pas sortir de ma gorge serrée, ce nuage rend mes yeux secs, je ne peux pas non plus pleurer. Je me sens morte en étant toujours vivante.
Ce vide de vie autour de moi m'affaiblit petit à petit, et le nuage du néant progresse, n'a qu'un but, m'engloutir. M'engloutir de toutes ces voix que je ne peux plus entendre, de tous ces mots qui ont percé mon coeur, de ces attentions que je n'aurais pas dût accepter, ce visage qui m'a rendue esclave de sentiments, qui maintenant, n'ont aboutit qu'à ce vide blanc, qu'à ma mort.
Oui, dans ce nuage, là, entre ces éclairs violets et cette brume épaisse, sombre, il y a sa voix, ses mots, ses gestes, son visage, lui. Et je n'ai plus d'arme. Je n'ai plus aucune main amicale pour me relever, de visages forts pour m'insuffler à nouveau un espoir de vie. Patte Blanche est morte sous mes yeux, impuissante, s'évanouissant sous pouvoir résister au néant, ne pouvant plus tenir sa lame fermement, ne pouvant plus me rejoindre... Oui, elle est comme morte. Je suis seule, je suis vide, je suis faible. Morte dans cette cage blanche, enfermée avec ce nuage qui ne veut que m'engloutir, et bientôt, je ne pourrais plus faire barrage.
Où êtes-vous ? Oui vous, personnages qui me sont chers, faits de réel et d'imagination, comme je suis faite de chair et d'esprit ? Venez, revenez, aidez-moi, relevez-moi, prenez-moi la main, dressez une armée qui me fera rempart, venez tous, sauvez-moi.
Je m'attends à eux, je ne peux que ça. Si peut-être, je peux peut-être faire une ultime chose : la musique. Réveiller cette créature fantastique, cette poésie du coeur humain. Je n'ai plus de moyen matériel pour la trouver, il ne me reste que ma mémoire. Musique, musique, souviens-toi de moi, renaît, revis, rechante et redanse en moi. Fais de nouveau circuler le sang dans mes veines, devient ce sang, devient le sursaut de mon coeur qui veut battre.
Ca y est, elle est là, elle s'étire lentement, baille et ronchonne, puis, enfin, se lève en moi. Oui, la musique, des sentiments vivants, des notes voyages, une invitation au rêve. Il ne faut pas que je rate le départ de ce vaisseau, il faut que je m'y accroche, que je me laisse emporter. Mon corps ne peut toujours pas bouger, pourtant j'entends, pourtant mon esprit s'efforce de sortir de cette léthargie fatale. Je veux rêver. Je veux vaincre. Je veux créer, je veux effacer ce nuage, même si une partie de moi doit être sacrifiée avec lui. Il le faut.
Sinon le nuage deviendra un trou noir aspirant tout mon univers. Alors j'écoute, je m'imprègne, je façonne mon esprit en une flèche de volonté, j'ouvre mes sens, les mets en éveil, je commence à me battre. La musique est là, elle est vivante, elle est en moi, avec moi. Elle forme une écharpe de lumière, un halo de force et d'espérance, tout autour de moi, le squelette d'une armure sur mon esprit.
Comme le fleuve découle de la rivière, le rêve se forme et puise une once de vie dans la musique. Il ne me demande que de lui offrir un peu de force, un peu de vérité, encore un peu de vie. La musique m'emporte, elle est assez forte pour me protéger un moment. Je peux le faire naître. Créer un rêve assez puissant pour vaincre le nuage.
Je reste dans cette bulle vide, mais je ne renonce pas. D'abord chercher des visages amis. J'ouvre de nouveau les valves de ma mémoire. Trouver dans tous ses cours d'eau des êtres puissants, rassurants, capable d'aller affronter le nuage à ma place. Le nuage qui gronde, qui me sent reprendre courage. Mais la musique agit, et sa lumière est un aura sur ma peau. Rêver. Il me faut rêver. Oui, mémoire, ouvres-toi. Ca y est, je les vois, ils sont là, leurs portraits sont figés, il me faut les animer.
Patte Blanche. Grande guerrière aux yeux aussi profonds que des abysses, esprit de force pure, formes fougueuses, un être libre. Femme enfant, femme tout court, elle a plusieurs visages mais une seule identité. Reine d'horizons vastes, d'hommes braves, de palais ancestraux, elle représente une grande part de moi même : le lion. L'aventurière, la mystérieuse, l'impétueuse, la magnifique, Patte Blanche.
Je me concentre sur son visage en même temps que des tambours dans la musique bouillonnent. Ses yeux noirs et décidés, sa chevelure sauvage qui lui tombe sur les épaules et dont quelques mèches barrent sa joue, ses hanches inclinées, son corps arqué, la ligne nette de ses traits, l'aura d'une puissance écrasante qui l'environne entièrement, la lame d'argent qui se tient toujours entre ses deux omoplates, prête à servir. Patte Blanche, la guerrière, la reine, le lion, moi.
Je la matérialise dans ma bulle-prison. Son coeur bat au rythme du mien, la sérénité commence à couler en moi, je redeviens maître de moi-même, de ce monde, de cette bulle. Le nuage est encore plus foncé, se gonfle de rage, grossit, grossit, s'élève dans les hauteurs non dessinées de cette cage vierge. Il veut décupler ses forces face aux miennes qui reviennent, il veut briser la lame de Patte Blanche qui va bientôt sortir de son fourreau, il veut transpercer le rempart brillant de la musique, il veut terrasser mon esprit, définitivement.
Mais Patte Blanche est là, et le rêve prend forme, prend vie. J'ouvre de nouveau les portes de ma mémoire, elle ne peut pas rester seule comme cela, alors que je peux à nouveau combattre. La musique me soutient, le rêve sera riche et puissant, je le sais, je livre mon ultime bataille sur les champs de l'imagination.
Aux côtés de Patte Blanche arrivent bientôt Grand Ours, Loup Bleu, Laï, Ethan, Liuhäns, Aïneo, Ëholyün, Tiona, Pauline, Wilaya, Albëus, Laïmanör et même Naëj le Fondateur, le premier grand roi de mes mondes. Tous ces héros sont suivis de leurs alliés, humains ou pas : Dimitri Taïg, Meïlide, Awil, le légendaire Caël Von Dïr Saluätor, grand Mutatio des Airs, et tous ses pairs faisant partis de sa puissante race, Asmëlankän et la tribu des Ëvana sont là, Pégasiers et Griffons commencent à se disputer un ciel qui n'existe pas encore, le Dragon n'est plus très loin, les Grands Lions courent ensemble d'un même front, des animaux en tout genre apparaissent un peu partout, mon peuple avance. Le monde Ignotalïs se range tout autour de moi. Je foisonne d'êtres prêts à prendre les armes, et à perdre une vie pour moi. Mais ils sont tous coincés dans ce blanc total, perdent de leur vérité. Je dois chercher mon champ de bataille.
La musique me guide, élance mon esprit vers des horizons immenses. Une herbe verte et courte pousse sous les pieds de mes personnages, un ciel d'un bleu limpide est colorié, des montagnes lourdes se redressent et nous encadrent, un soleil d'or pur jaillit, un vent jeune parcourt la vallée, la voix féérique de la terre commence à vibrer, et la musique est totalement ancrée dans le rêve, il ne lui manquerait que d'avoir un visage.
J'ai ainsi aligné tous mes combattants. Mes héros, mes peuples, mes animaux, mon monde est vivant, et il se battra. Il y a donc maintenant un tableau vivant d'un côté, et de l'autre, le nuage noir et violet d'éclairs. Il est devenu un mur étendu d'un infini à un autre, une créature fumante, grondant, bouillonnant, vibrant de colère et d'envie de destruction. Ce néant tente de grignoter des pans de mon rêve, de le mordre, de l'attraper et de le griffer, mais la teinte lumineuse de la musique qui l'enveloppe l'en empêche.
Mes personnages commencent à marcher droit devant. Ils sont dans le rêve, existent par lui, ils sont mon rêve. Une voix chaude s'élève dans la musique, des cors l'enlacent de leurs bras, des violons scintillent derrière, les vents font respirer la mélodie, les cordes la rythme, et ce tambour, clair et roque à la fois, vibre, retentit, vit.
Je suis toujours un corps inanimé dans cette cage immatérielle. Une jeune fille blanche dans un monde maintenant coloré, remplit d'êtres humains ou non, de paysages infinis, et de cette musique. Je suis en haut d'une de ces montagnes, allongée, les yeux fermés. Personne ne sait que je suis là, personne ne voit ce corps perdu dans les hauteurs sur un lit d'herbe. Et pourtant, en bas de ces montagnes, les Ignotalïs avancent toujours. Leurs pas battent le rythme du tambour, tout est comme je le veux, tout comme je le rêve. Mais il y a quelque chose qui manque.
Quoi ? Je suis à toutes les limites du Possible. Mon esprit est parvenu à soutenir un rêve totalement fou, qui puise dans ma mémoire la musique et toutes les connaissances nécessaires à toutes ces créations, il est au bout de ses capacités. Que puis-je faire de plus ? Créer sur le tas de nouveaux personnages ? Non, il n'y a que le temps pour donner de la force et de la vérité à un personnage. Je dois en trouver d'autres, déjà prêts, qui paraissent déjà véridiques à mon esprit, qui sont dans une mémoire beaucoup plus puissante que la mienne : la mémoire collective, la mémoire des hommes, un réservoir où chacun peut aller puiser une force quelle qu'elle soit.
Je souris. Mémoire, mémoire, le puits des abîmes. Pour certains, c'est plus facile, le cinéma leur a offert des visages tout frais, nets, que je peux facilement retranscrire en moi. Oui, vous aussi, vous les connaissez, sentez leurs forces à travers l'image, à travers vous-mêmes, vous êtes prêts à leur dire : « Oui, vous existez. ». Quelque chose change en moi. Comment expliquer ? J'ose. Oui, j'ose créer, inviter, faire ce que beaucoup désirent mais ne peuvent avouer : j'appelle les rêves des hommes, ouvre les frontières de mes mondes aux leurs : tout se mélange, tout n'est qu'un brassage, mais le rêve tient bon !
Je visualise les traits puissants et dorés d'Aslan, le Grand Lion de Narnia. Ses yeux de feu étincellent dans ma vallée, sa crinière enflammée est un soleil pour tous ceux qui se tiennent non loin de lui, il a les muscles bandés, les oreilles en arrière, prêt à bondir et à rugir. Des centaures arrivent à sa suite, des faunes, des dryades, encore des griffons, des ours et des guépards, quelques licornes, même des minotaures, des nains, c'est le monde de Narnia qui le suit, car il est leur lumière.
Je frissonne devant le regard gris d'Aragorn. Il porte l'armure des rois du Gondor, a l'arbre d'argent qui scintillent sur sa poitrine, une couronne fine qui pare son front, l'épée décochée, monté sur un cheval noir et fidèle. Et son armée le suit, pas à pas, portant des étendards enlacés par le vent, les armures argentées brillant sous un soleil clair. Des cloches ont sonné auparavant et, non loin de la première armée, avance le peuple des chevaux, progressent fièrement la grande cavalerie des Rohirrim. La musique est vivante, je retrouve les thèmes musicaux leurs correspondant à chacun. Les violons accélèrent, les cors tempêtent, je commence même à apercevoir des Elfes, de bleu et de gris vêtus, s'alignant peu à peu aux côtés des hommes, magnifiques archers aux yeux aussi précis que ceux des Grands Aigles qui poussent des cris perçants dans le ciel. Une part de la Terre du Milieu est entrée en moi. L'armure de mon esprit se solidifie, deux visages brillent clairement dans ma mémoire, deux hommes vieux, l'un avec sa pipe quasi légendaire coincée entre ces dents, et l'autre les yeux tout aussi pétillants, Tolkien et Lewis, deux grands amis, deux grands Créateurs.
Ce n'est pas tout. Une écharpe de brume traverse les frontières de mon monde : un autre être libre, une femme, un oiseau. Ellana la marchombre, calme, souple, sauvage. Derrière elle arrivent son fougueux apprenti Salim, Edwin, grand Maître d'armes, Ewilan, Dessinatrice absolue, Bjorn et sa hache joyeuse face à une promesse de bataille qu'on n'oubliera jamais, Chiam Vite qui rejoint d'un côté les Elfes de Tolkien, les héros de Gwendalavir prennent leurs marques se présentent à leur tour face au nuage.
C'est l'apothéose. Tout est possible. Tout monde assez complet pour que je puisse le voir peut venir, peut m'enrichir, peut me protéger. Ma mémoire n'est plus une rivière, c'est une cascade. Mon rêve n'est plus mon rêve : il peut appartenir à tous. Mon monde n'est plus mon monde : c'est le monde, le monde des rêves des hommes.
Maintenant, je n'ai plus peur. Je suis de nouveau moi, je suis dans ma création, je suis Patte Blanche, je suis dans tous ses personnages, qu'ils soient de moi ou pas. Je puise en eux toute la force possible, toute la fougue dont on peut faire preuve, toute la puissance que l'on peut contenir, toute l'énergie que l'on peut imaginer. Je rêve. J'espère. Je vis. Ils sont là, je suis là, il ne reste plus qu'à vaincre.
Cette formidable mer d'êtres de mondes différents avance ensemble, d'un même front, ma peau blanche rosie sur mes joues, je sens la chaleur de leur souffle, je ressens ce qu'ils sont, leurs coeurs battent par le mien, une envie d'ouvrir les yeux dans mon propre rêve commence à m'emporter comme une vague.
La musique claironne, l'armée bouillonne, et le nuage gagne malgré tout du terrain. Alors que je reste ce corps inerte en haut d'une montagne, je sais que je dois accepter le nuage dans ce rêve. Pour que je puisse maîtriser une partie du nuage, qu'il se plie à mes lois, et que l'armée qui progresse à sa rencontre, puisse le combattre.
Le nuage frappe, pousse, éructe, fait pression, mais c'est de moi-même que j'ouvre le rideau scintillant de la musique. Sa réaction est immédiate : il s'engouffre dans le piège que je lui tends. Sa fumée de velours s'insinue au dessus de l'herbe, ses bancs de brume épaisse se dressent jusqu'aux cieux, deux concentrés d'éclairs violets semblent lui donner un regard de foudre. Je suis tout au fond, sur ma montagne, allongée, pourtant je me sens de nouveau frissonner.
Une brise de mon rêve me caresse la joue, il faut que j'ouvre les yeux. J'ouvre enfin les paupières, la lumière du soleil ne m'aveugle même pas, je contrôle sa force. Du haut de ce mont, je me redresse lentement, une jambe après l'autre, les doigts de l'astre du jour parant ma peau d'un éclat doux, j'ai les yeux brillants, je suis debout, mais je parais si frêle, un galet blanc devant une étendue d'eau voulant se fracasser contre moi.
Mais il faut que je sois victorieuse de ce combat, même si je dois moi-même prendre les armes. Le grondement sourd du nuage s'élève comme un rire malfaisant. Toutes les armées sont déchaînées, Aslan court et rugit devant beaucoup de ses sujets, les cors du Rohan ont sonné la charge, les lances sont pointées droit devant, les animaux de combat ont la gueule ouverte et commencent à gober de l'air avant la chair immatérielle du nuage, les centaures ont fait chanter leurs épées, les Grands Aigles poussent des cris encore plus perçants et piquent droit pour ouvrir la voie aux griffons et aux Pégasiers. L'armée du Gondor s'étend sur une grande partie de la plaine, Aragorn en tête, la Garde Ancestrale Ignotalïs est dans les premiers rangs, Naëj le Fondateur guide une aile de l'infanterie de mon monde, Chiam Vite prépare une pluie de flèche acérées aux côtés des Elfes qui visent sur leurs chevaux lancés au triple galop. Les personnages de Gwendalavir, Ellana, Edwin, Bjorn, Salim, chevauchent, le sabre, les poignards ou la hache décochés et brandits vers le ciel, pendant qu'Ewilan créer des langues de lumière volants directement vers le nuage, lancées comme des flèches de lumière vivantes. La cohorte des Grands Lions fonce d'une seule ligne avec à sa suite tout le clan des Eväna, Caël Von Dïr Saluätör, avec le soutien de ses pairs, les encadrant. Et à la pointe de tous ces mondes, chevauche Patte Blanche, libre, belle, forte.
Elle est la première à atteindre le nuage qui, depuis quelques instants, s'est stoppé et les attend. Le choc est phénoménal. De la terre comme du ciel, un front immense se forme.
Le vacarme du choc se fait écho dans mon esprit tout entier, la partie peut commencer. Alors que toutes les armées, que tous les combattants font front, à chacun de leurs coups qui fendent des pans de nuage, la brume sombre réapparaît, se reforme toute aussi sûre et toute aussi perfide. Les doigts du nuage se mouvent comme des tentacules mauve et transparents. Patte Blanche coupe bien des tentacules de fumée, mais justement, sa lame broie du vide. Ce néant n'est que de l'air coloré, un être au corps intouchable. Une vague de peur se déverse sur mes héros. Même Aragorn commence à reculer, car si les tentacules sont de brume, elles claquent et écrasent ses ennemis, sans que ces derniers ne puissent répliquer. Aslan tient toujours bon, Ellana bondit et laisse chanter son poignard, mais en si peu de temps, un doute terrible s'installe. Ils combattent simplement pour ne pas être tué.
Un nouveau cri sinistre ressemblant à un rire malsain émane du nuage. Je suis debout derrière mes armées, et je ne peux rien faire, je ne peux pas rendre le nuage de chair ou d'une autre chose qui le rende vulnérable. Ses yeux de foudre sont rivés sur moi. Seulement moi, comme si tout ces mondes agglutinés sur lui ne seraient que de futiles mouches.
Mon coeur court des deux côtés de ma poitrine, oui, j'ai peur. Dans tous mes rêves, je suis victorieuse. Est-ce le premier où je vais essuyer une défaite ? Mais l'enjeu est trop important ! Si je perds, mon monde sera anéanti, fini les mots, fini l'écriture, fini le rêve, fini l'espoir...
Je ferme les yeux avec force. Il me faut chercher. Il doit y avoir une solution. Mais le nuage en décide avant moi. Je n'ai pas le temps d'aligner une nouvelle pensée qu'un grondement terrible fait trembler toute la vallée, renversant tous les combattants au sol. Je suis la seule, plus éloignée, qui résiste à la secousse. Alors, de mes yeux ouverts, je vois le nuage.
Il se repli sur lui-même avec des râles ressemblant à des voix de fantômes, il devient un bloc noir, une masse volumineuse plus dure, concentrée d'éclairs et d'une brume maintenant presque crémeuse. Au centre de cette masse informe, des lumières violettes jaillissent, l'épicentre du premier grondement venait de là.
J'ai les yeux fixés sur les pans du nuage qui commencent à s'ouvrir comme deux voiles de rideau au début d'un spectacle. Une lumière terrifiante s'émacie de ce qu'il y a à l'intérieur du nuage, toutes les armées ont reculé, un large terrain d'herbe vide s'étale devant lui. Le nuage s'ouvre de plus en plus, la lumière de son être intérieur est aveuglante, tous dans la vallée se protège d'un bras les yeux.
Je ne tiens presque plus, je suis debout, mais je perds pied. Soudain, tout s'arrête. La lumière du nuage s'éteint subitement, un silence incongru retentit partout dans la vallée. Personne ne sait quoi penser, ne bouge d'un poil ou d'un cil.
Je m'use les yeux à regarder à l'intérieur de la part éventrée du nuage, plongée dans une obscurité quasi totale. Il y a une forme indistincte, un point avançant nettement.
Alors, dans un silence de plomb, sous la faible lumière de mon soleil, devant des milliers de personnages, il sort du nuage.
Lui.
Ce visage. Ces yeux noirs. Cette peau délicatement mat, ces cheveux noirs et cette silhouette agréable à l'oeil, lui.
Il est vêtu comme la dernière fois que nous nous sommes vus, sa démarche est sûre, calme, souveraine. Des premiers qui le voient, Patte Blanche tressaille. N'est-ce pas là son ancien apprenti, Aigle d'Or ? Ce beau jeune homme n'est-il pas celui en qui elle avait déposé une foule d'espoirs ? Un garçon doux et vigoureux, intelligent et patient, prompt aux éclats de rire comme aux mots sérieux ? Oui, Aigle d'Or, n'est-ce pas lui ?
Il marche droit devant lui. Il traverse la mince frontière entre le nuage et la grande armée. Tout n'est que souffle suspendu au dessus du temps.
« C'est lui ! C'est lui ! » crient mon coeur et celui de Patte Blanche.
Le garçon, aux mouvements fluides et doux tout à la fois, passe à côté de la reine guerrière, leurs regards se croisent.
« Adieu pour de bon, mon tendre maître. J'aurais voulut vivre un millier de vies à tes côtés, et ne faire qu'apprendre de toi, puiser en toi toute la force et la sagesse qui t'animent. Pardonne-moi, mais le choix a été fait. Je dois m'y plier. Pour toi, pour elle. Pardonne-moi, Patte Blanche ! » murmurèrent les yeux du jeune homme en quelques secondes aussi longues que des journées sous un soleil brûlant.
« Aigle d'Or ! Mais que faisais-tu dans ce néant ? Mon apprenti ! Tu as été une étoile dans le ciel de ma vie ! Une présence qui m'a donné à nouveau le courage de me battre ! Pourquoi en est-il ainsi ? Ne pars pas, n'y vas pas, refuse ! Elle ne pourra jamais faire ce que tu vas lui dire, elle... ! »
Mais le garçon à la peau mat ne s'arrête pas de marcher et lui tourne maintenant le dos, et Patte Blanche n'a pas la force de lui courir après, de lui attraper le bras et le regard, de le retenir.
Aigle d'Or, l'apprenti de l'illustre Patte Blanche, avance sur la plaine, parmi ces hommes et ces créatures de tout monde différent, et chacun s'écarte devant lui, le laisse passer, il porte Lan-Dör dans son dos qui est restée dans son fourreau, pourtant à sa démarche on devine qu'il n'hésitera pas une seconde à l'en faire sortir.
Il continue de progresser sur la plaine, toute l'armée est maintenant derrière lui, le soleil revêt son teint d'un halo doré, ses yeux noirs en amande pétillent tristement, il vient, il vient vers moi, vers ma montagne.
De là haut, j'ai tout entendu, tout ressenti, tout refuser de croire.
Il ne faut pas qu'il arrive jusqu'à moi, je ne dois pas entendre ce qu'il à me dire, il ne doit pas...
Il est au pied de ma montagne. Son regard noir dans le mien. Ses lèvres doucement rosées ne bougent pas, il y a juste ses yeux en amande qui me fixent, qui tissent à nouveau ce lien, cette courbe de lumière qui relie nos deux coeurs. C'est une succession de vagues chaudes sur les plages de mon coeur qui s'anime en moi, qui me rend entière à moi-même, qui me rend forte, belle, vivante... il me regarde.
Le jeune homme, sans me quitter des yeux, prend une légère impulsion, tend son dos et son cou, ouvre les bras, et s'envole. Il vole, son visage très près de la roche, sans me quitter des yeux, il monte vers moi.
Ca y est, il est là, suspendu dans l'air, son visage vers le mien, je recule de quelques pas, il se pose sans soulever une seule poignée de poussière, il me regarde, il me regarde, je voudrais qu'il arrête, j'ai peur, j'ai peur....
« Laurine... »
Son souffle est chaud, sa voix douce, ses yeux brillants, il me tient la main, je ne m'en rend presque pas compte.
« Nous savons tous les deux pourquoi je suis là... »
« Non, je ne sais pas, moi. » affirmais-je. Il faut que je garde espoir, il faut que je mente, qu'il me mente...
« Ce nuage, tu ne peux pas le vaincre. »
« Si. Regarde, regarde tous ceux qui sont là pour moi. Pour nous. »
« Tu aurais beau créer encore et encore, puiser en toi toute la force possible, tu ne peux pas. Ce nuage, tu ne veux pas le vaincre. Il fait partie de toi. »
« C'est faux. Je veux le détruire. C'est lui ou moi. Lui aussi, il veut me détruire. »
« Laurine... arrête... »
Il me tient contre lui. J'ai son odeur, sa peau, il est là. Je l'aime.
A présent, tout n'est que murmure entre caresses tendres dans une forte étreinte.
« Ce nuage, c'est moi. Ou plutôt, c'est Lui. A l'intérieur du nuage, il y a tous tes souvenirs, tous les espoirs que tu avais de Lui, tout l'amour, oui, cet amour immense, inconditionné, que vous vous êtes portés l'un pour l'autre. Si tu laisses le nuage ici, il détruira tout de l'intérieur, il te détruira, te rongera jusqu'à ce qu'il ne reste rien de toutes ces pairies, de ces cours d'eau, de ces peuples, de ces races, qu'il ne reste plus rien de toi. Ne le laisse pas faire ça ! »
« Mais je t'aime ! Je t'aime ! Je l'aime encore ! Non ! Si tu disparais... je ne pourrais plus jamais... »
« ... plus jamais ? »
« Rêver. »
Un sourire triste se dessine sur sa bouche.
« Mais si. Tu as ce don, cela fait partie de toi, que je sois là ou pas. Tu pourras commencer une nouvelle histoire. »
« Même si lui je ne peux pas le voir, toi, je peux. Pourquoi ne pas détruire le nuage sans que... tu dois rester ! J'ai besoin de toi ! Aigle d'Or... ne me laisse pas... pas toi... »
« Tu m'as créé à partir de Lui. Je suis ce qu'il a été, et ce que tu voudrais qu'il soit encore. Si je reste, je ne serai qu'un fantôme hantant tes rêves, ton coeur, ton être tout entier... un fantôme. Et le nuage te détruira. Petit à petit, même si tu résistes, il réussira. Je ne veux pas ça ! Je ne veux pas que tu te sacrifie tout entière pour... un rêve ! »
« Je t'aime. Tu es tellement... oui, tu es ce qu'il a été et ce que je voudrais qu'il soit de nouveau. Il a changé. Je l'ai perdu... Mais pourquoi est-ce que je dois en plus te perdre toi ? Si tu pars, je te ferai revenir, encore et encore ! C'est injuste ! Même en rêve... tu m'abandonnes ! »
Il me serre un peu plus fort, fourre sa tête dans mon cou, un vent fort se lève d'un coup, il me tient, il me tient, est contre moi, on dirait qu'il veut entrer en moi, vivre en moi.
« Je ne t'abandonne pas. Jamais. Je t'empêche de faire une chose horrible. Si je ne le fais pas, je ne me supporterai plus, je ne pourrais pas...Moi aussi, je t'aime. Mais c'est ce pour quoi tu m'as donné ses traits, sa voix, sa douceur, sa patience, son regard. Pour t'aimer et être aimée en retour. Je ne suis qu'un rêve, Laurine. Un mélange de souvenirs et d'espérances, d'attentes réalisées ou non. Je ne peux pas te décevoir ainsi, je ne suis que ce que tu veux ou voulais de lui. »
« Pourquoi est-ce ma conscience qui doit parler à travers ta bouche ? C'est injuste. Je me sens faible. Si tu pars... je serai autant anéantie. »
Il me regarde à nouveau. Je pleure. Je veux arrêter de rêver. Ca fait trop mal. Même en moi-même, je ne peux pas avoir la paix, me réfugier. Toute cette histoire me poursuit, partout, partout.
« Laisse le temps agir... »
« Ah non ! Ne me parle pas des bienfaits du temps ! Il ne fait pas bien son boulot, il va trop lentement ! Si je veux guérir, c'est tout de suite ! »
« Tout de suite ? »
« Tout de suite ! »
« Bien. Viens. Je vais le faire. Parce que je t'aime. Ne m'en veux pas. »
Je le regarde, le soleil est à côté de nous, l'illumine, m'illumine aussi.
« Je ne t'en veux pas. Tu fais ce qu'il aurait dut faire. Que veux-tu que je fasse ? »
Un sourire frais se dévoile sur son visage.
« Ma princesse est de retour ? Non, ma reine. »
« Profite, j'ai peur de ne pas avoir beaucoup de force pour la faire rester en moi très longtemps. »
« Oui. Quoiqu'il arrive, reste toi. Reste forte. Lion. Reine. Toi. »
« Ca fait beaucoup de choses à être ! Je vais essayer. Maintenant, finissons-en ! Avant que je ne puisse plus... »
« Oui. Viens, sur mon dos, accroche-toi à mes épaules. »
Il se tourne vers le vide, je lui obéis. Dans un souffle nous plongeons, je vole sur son dos. D'ici, l'armée ressemble à une mer noire, et le nuage est encore plus impressionnant de près. Aigle d'Or se pose sur l'herbe à quelques mètres de lui, un mur mauve vivant.
Nous ne nous regardons plus. Je fais le premier pas. Me présente devant le nuage.
« Tu es ce que je ne peux plus rêver. Ce que je ne peux plus espérer et aimer... Nuage, tu ne m'auras pas. Tu convoites un esprit que ne se laissera pas détruire. Prend tout ce qu'il a de Lui en moi... et disparaît ! »
Mes larmes s'entremêlent, je bafouille un peu, mais je mets en chacun de mes mots toute la force qu'il me reste, martèle ces quelques phrases, il le faut.
Le nuage répond par ce grognement sourd et terrifiant. Aigle d'Or est derrière moi, le rideau du nuage s'ouvre de nouveau devant nous, la lumière ne nous aveugle pas, bizarrement. Le nuage a ouvert la bouche, comme s'il allait nous gober. Je serre la main de ce garçon, si beau, qui m'aime, mais qui n'est que le reflet d'un autre. Nous avançons devant le coeur béant d'éclairs du nuage, plus que quelques pas, puis l'herbe s'effacera, et nous franchirons la limite.
Je ne ressens rien de particulier à l'intérieur du nuage, sauf un sentiment d'être complètement déboussolée. C'est le chaos, le chaos qu'on promet à mon coeur et à mon esprit si j'échoue.
Je commence à souffrir. Lui, Lui, Lui, Lui, pas Aigle d'Or, non, son prédécesseur, celui à l'origine de tout, Lui, Lui, Lui, Lui. Partout. Sa voix retentit, mêlées à ses rires, à ses murmures doux, à ses mots qui ont put être secs, à tout ce que j'ai put entendre de lui, tout autour de sa voix. Et maintenant, son visage, son sourire, ses yeux brillants, qui pleurent ou qui pétillent, partout, partout, sa bouche, ses cheveux, Lui, Lui, présent partout dans le nuage, c'est oppressant, je n'arrive plus à respirer.
Aigle d'Or me tient, me soutient, mais je ne peux pas le regarder, ce serait un visage à Lui en plus, encore plus vivant...
Je ferme les yeux, je pleure, je marche courbée, je tremble, je souffre, je souffre.
Mais il m'aide, me porte à moitié, ne parle pas, pleure aussi, nous avançons dans un monde lumineux et angoissant, et le coeur du nuage nous apparaît bientôt, une boule d'énergie bleue, électrique. Nous nous arrêtons devant lui. J'ai l'impression que l'on me tue coup après coup, je sens mon coeur fondre, comme si on lui versait de l'acide dessus.
Le centre bleu acier du nuage boue d'une vie qu'il me faut lui ôter.
Je vacille, je sens mon coeur ralentir, lâcher prise, comme si je mourrais à petit feu, j'ai la tête qui tourne, oui, la mort spirituelle m'entoure.
Avec quoi percer ce coeur ? Je ne sais pas. Ici, je n'ai plus d'idées, plus d'imagination, plus de force, plus aucune détermination. Je tombe à genoux devant la boule d'énergie bleue. Je suis pliée en deux, me tient le ventre des deux bras, tout s'évapore sous mes yeux, j'ai le goût du sang dans la bouche, tout s'en va, tout s'en va...
Aigle d'Or m'attrape les épaules avec force, je lui lance un regard désespéré, dans ses yeux noirs vit quelque chose de puissant. Son amour. Il est là, dans son regard, qui bouillonne, qui vit, qui doit mourir. Le garçon à la peau mat me relève, et me regarde. Dans une de ses mains il tient Lan-Dör, sa lame, que Patte Blanche lui a offerte le jour où elle lui donna aussi son nom. Aigle d'Or... il glisse la lame entre mes doigts, referme sa main sur la mienne qui tient l'épée argentée. Sa pointe d'acier n'est qu'à quelques centimètres du coeur du nuage. Aigle d'Or me fait lever le bras. Je vais mourir.
Nos deux visages sont à deux souffles l'un de l'autre, nos regards sont noyés l'un dans l'autre, nos coeurs vivant l'un par l'autre.
Nos mains vont bientôt s'abattre...
Je ne ferme pas les yeux. Nous nous tenons l'un l'autre.
« Reste avec moi. »
Je n'ai pas ouvert la bouche. C'est tout mon être qui a parlé.
« Reste toi-même. »
Nos mains s'abattent d'un coup sûr et puissant.
Tout disparaît.

***

Je me réveille en sursaut dans mon lit. J'ai chaud, je pleure, j'ai les cheveux sur le visage tout en bataille, j'ai mal au ventre, j'ai la tête qui me tourne plus que jamais, mon coeur me fait mal.
Je me relève d'un coup sur mon lit, les yeux rouges et perdus. Mon coeur bat une mesure trop rapide, je pose une main sur ma poitrine pour le calmer. Je respire par la bouche bruyamment, je pleure, je pleure, doucement, je ne m'en empêche pas.
Mon premier réflexe est d'entrer dans l'imagination. J'y retrouve mon monde, ses paysages que j'ai façonné, le Palais des Murmures où se repose Patte Blanche, tous mes personnages sont là... sauf un.
Je l'appelle, le supplie, il ne répond pas. Je n'arrive pas à voir son visage, à m'imaginer ses traits, tout est flou, il a disparut. Je pleure de nouveau dans mes rêves. Je suis sur une plaine sèche, le soleil brûle la terre et mon visage.
Le désert de sa présence.
Soudain, j'avance, je gémis. Au sol gît une lame d'argent. J'en connais la courbe nette, son aura fine et sûre, et son chant clair.
Lan-Dör.
J'hurle.
Je la saisis, j'ai presque envie de la détruire. Je la serre très fort. Mes larmes perlent son acier argenté. Je regarde tout autour de moi. Le soleil est fort, la terre jaune, nue. C'était là où se trouvait le nuage, tout ce qu'il a détruit, il ne reste que ce désert.
Je fais quelques pas. J'empoigne Lan-Dör des deux mains, lève les bras, et d'un jet, la plante verticalement dans la terre sèche.
Je sors de mon rêve.
Aujourd'hui, ce pan de mon être, aucun de mes personnages n'a osé s'y aventurer, ni aucun être de quelques espèces. Non, lorsque l'herbe verte commence à s'effacer devant des kilomètres et des kilomètres de poussière jaune sous un soleil puissant et brûlant, on ne va pas plus loin.
Personne n'entre dans le Désert d'Or.
Sauf Lui.











- Le Clignement de l'air -



Voici une nouvelle que j'ai écrite pour les 18 ans d'une amie nommée Delphine. C'est un jeu qui me plaît assez, inventer une nouvelle avec la personne comme personnage principal que j’insère dans une intrigue fantasy. Enjoy !



Le clignement de l'air



Le parc est devenu le spectacle d'un bal de feuilles automnales. Elles valsent entre elles, tournoyant en paraboles libres et exhaltées, papillonnant de leur couleurs mordorées, sous mes yeux bleus comme un ciel prêt à les accueillir.
Je suis assise sur le gazon, dans un petit espace végétal limité par la ville, seule, silencieuse, soucieuse. Au-dessus de moi, il fait gris et le fond de l'air reste humide.
J'ai encore cligné.
Mes cheveux aux reflets blonds se laissent caresser par le vent, mon regard est perdu dans le vide, personne ne m'a vue ni ne me voit.
J'ai encore cligné.
Et le murmure d'une brise continue de glisser à travers moi, lancinante. Je voudrais pouvoir pleurer, mais je n'y arrive plus, quoique je puisse faire, il m'est impossible de me libérer de ce serrement de gorge qui m'étreint en ce moment même, comme si toutes les larmes s'étaient cristallisées dans le passé.
Le passé.
La première fois que j'ai cligné.
La première fois que j'ai compris que je m'étais...
Non !
Non.
Je ne veux pas y penser.
Delphine, respire.
Respirer.
Inspire. Expire. Souffle. Doucement.
Je me lève lentement et observe tout autour de moi. Un chêne s'élève à ma droite, de sa force tranquille et rassurante, âme de la terre veillant sans bruit. Je me contrains à me ressaisir le plus vite possible et me dirige vers le petit portail blanc, le jardin public étant encadré d'un grillage de la même couleur. A peine un pied posé sur le pavé que ma conscience s'ouvre sur un bourg encerclé d'immeubles en pierre et aux toits de tuiles grises.
C'est ce silence qui m'étonne, comme si la vie ne se trouvait que près du chêne et non dans le monde des hommes.
Je soupire. Il faut que je me concentre.
Mes parents vont bientôt se rendre compte de mon absence et tout ce qui m'arrive ne doit pas leur être révélé. Jamais.
Je ferme les yeux.
Respirer.
Visualiser ma chambre.
" Hey, miss ! "
Une voix masculine qui me cueille et me fait sursauter. Je me retourne.
Il est grand, bien bâti, les cheveux châtains mi longs et des yeux noisettes brillant d'une flamme douce qui me mettent malgré moi en confiance. Il arrive en courant vers moi d'une rue adjaçente, mais qu'est-ce qui m'arrive ?
Le voilà déjà devant moi, me souriant avec bienveillance, reprenant lentement sa respiration.
" I'm sorry miss, but can you help me ? "
A entendre son accent, je sais désormais que je suis en Angleterre. J'ai cligné en Angleterre. Catastrophe... Je n'aurais jamais dû penser à cette photo de Londres que j'avais trouvée dans un livre touristique sur le Royaume-Uni il y a quelques semaines dans ma chambre. Pourquoi faut-il que je n'arrive même pas à maîtriser mes pensées ?
A cause d'elles, je cligne.
" Are you all right ? " s'inquiète-t-il devant mon air effarée.
" Y.. Yes, i'm fine. " que je bégaie précipitement. " What can I do for you ? " dis-je pour me donner contenance.
" Are you french ? " me demande-t-il comme si je n'avais rien dit.
" Yes I am. It's so obvious ? "
" Oui, un peu. " me sourit-il en mâchant les syllabes et en faisant ressortir les voyelles.
" Oh, vous parlez français. " dis-je pour moi-même.
Ce n'est vraiment pas ma journée, me voilà à parler avec un anglais en français parce que mon accent déforme trop sa langue maternelle...
" Oui, un peu. " répète-t-il avec malice.
" Qu'est-ce que je peux faire pour vous ? "
Ma demande ne cache pas assez l'agacement qui monte en moi, mais cela ne semble pas le troubler.
" Nous avons sûrement le même âge, nous pourrions nous tutoyer. "
" Si tu veux. "
" Bien ! "
" Alors, qu'est-ce que je peux faire pour toi ? "
Cette fois, je ne peux m'empêcher d'afficher clairement que je suis énervée. Pas contre lui bien sûr, mais contre ce je-ne-sais-quoi qui me pourrit la vie, qui m'a fait cligner en Angleterre, qui me fait cligner n'importe où et n'importe quand, qui me fait vivre dans l'angoisse de ne pas être normale. Je voudrais envoyer bouler ce garçon et lui dire que je veux être seule et pleurer même si je n'y arrive plus, pour hurler au monde que j'en ai marre. Que j'en ai vraiment marre !
Et que je me sens seule...
Les anglais sont véritablement des gens à part, leur flegme les sauvera de toutes les situations, jamais ils ne perdent leur sang froid. Mon inconnu garde sa mine calme et son attitude compatissante, finissant de m'intriguer et de me faire du bien en même temps.
" La seule chose qui pourrait m'aider, c'est que tu acceptes ce cadeau. "
Je suis si déboussolée par ce que je viens d'entendre que je le laisse me prendre la main pour y déposer un petit galet blanc.
" C'est un cadeau, je voudrais que tu le gardes toujours avec toi. "
Je lève les yeux vers lui sans pouvoir répondre, de plus en plus perdue. D'un sourire, il m'invite à mieux détailler le caillou. Ce que je fais.
Lisse, fraîche entre mes doigts, parfaitement ovale dans la paume de ma main.
Plus que la pierre en elle-même, c'est ce qu'elle dégage qui m'envoûte.
Paix.
Le galet aspire toutes mes angoisses, range mes pensées dans mon esprit, apaise les battements de mon coeur.
Je respire.
" Il t'aidera à être toi, où tu le souhaites. "
La voix du jeune homme s'étale en moi comme un baume, mais je ne peux détacher mes yeux du caillou.
La pierre m'entraîne tout entière. Vers moi-même.
Je veux rentrer chez moi.
Me retrouver.
Je suis bien. Vraiment bien.
Et je serre le galet contre moi.
" Je m'appelle Aaron. " murmure-t-il comme s'il savait que je ne peux pas non plus parler.
Alors que je me sens partir, c'est la première fois que je sens la chose se produire en moi, je trouve la force de le regarder bien en face.
Il ne sourit pas pourtant je sais qu'il n'a pas peur, qu'il comprend.
Qu'il me comprend.
Je ne sais pas si j'ai eu le temps de lui sourire, moi.
J'ai cligné dans l'air.

***

Mon oreiller. Mon lit. Ma chambre. Le silence.
J'ai cligné.
Là où je le voulais.
Je me redresse subitement.
Je suis rentrée à la maison.
Le réveil affiche 16:08, je n'ai manqué qu'une grosse demi heure en France.
Je respire un grand coup. Et ouvre ma main droite où je sens quelque chose d'inhabituel.
Le galet.
Il est devenu rosé, chaud. Comme s'il avait pris sur lui tout le poids du voyage.
Normalement, après chaque clignement, je suis épuisée, désorientée et terrorisée. Et là, c'est tout le contraire. Je suis en paix, lucide.
" Delphine, viens m'aider à ranger les courses ! "
Ma mère qui vient d'ouvrir la porte d'entrée, que j'entends à travers le mur de ma chambre située non loin du salon.
" J'arrive ! " que je lance en prenant à peine le temps de comprendre ce qui se passe. Je sors et pars la rejoindre dans la cuisine où une montagne de sacs m'attendent. J'agis machinalement et mes questions reviennent.
Qui est-il, cet Aaron ?
Pourquoi était-il là ? Le savait-il, que j'allais arriver à cet endroit précis ... ?
Cette idée me fait frissonner de peur.
" Tout va bien ma chérie ? " me demande ma mère en relevant mon visage livide.
" Oui, oui, j'ai eu une journée fatiguante. " lui répondis-je en essayant de faire bonne figure.
" Eh bien va te reposer alors, tu as déjà fait le plus gros. Je me charge du reste. "
Son ton conciliant me surprend au premier abord mais j'accepte rapidement.
Une fois de retour sur mon lit, je reprends le galet que j'avais laissé sur la couette.
La sensation est immédiate.
Le caillou m'apaise.
J'inspire lentement et me concentre.
" Même s'il savait que j'allais arriver ici, il savait aussi que j'allais cligner et n'en a pas semblé étonné ni effrayé. Il m'a fait ce cadeau comme si cela lui tenait vraiment à coeur. Cette histoire va me rendre folle..."
Je me roule dans ma couverture comme pour me protéger de toutes ces interrogations qui auront vite fait de me hanter. Delphine, tu es calme, tu peux faire face, tu y es parvenue jusqu'ici, alors pourquoi pas maintenant ?
J'y repense. Même si je ne le voudrais pas. C'est plus fort que moi.
La première fois.
C'était l'année dernière.
J'étais dans la cour du lycée, un peu en retrait de la foule pour discuter tranquillement avec ma meilleure amie, lorsque, je ne sais plus pourquoi, je me suis mise à penser à notre salle de cours au premier étage où nous irions à la fin de la récréation pour de la physique-chimie.
Un millième de seconde plus tard, j'avais cligné.
Me retrouvant dans la salle en question, fermée à clé par le professeur, entourée des tables équipées pour les expérimentations et de ce sentiment d'irréel me sautant à la gorge.
L'impression d'avoir eu un trou de mémoire m'avait étreinte car je n'avais aucune idée de comment je m'y étais prise, puis, une vague de folie s'est emparée de moi et ne m'a lâchée que lorsque je me suis évanouie.
Ils m'ont retrouvée une dizaine de minutes plus tard en arrivant pour les cours, allongée sur le sol, inconsciente.
Je me suis réveillée à l'hôpital, ma mère me caressant la main avec tendresse et le médecin murmurant près de moi que je n'avais rien, qu'il me fallait juste un peu de repos.
Ce furent les mois suivants qui se révélèrent être un véritable cauchemar.
Ma meilleure amie n'est plus jamais revenue au lycée.
Elle n'a plus voulu en aucune manière entrer de nouveau en contact avec moi.
Et les autres m'ont, depuis, toujours regardée de travers.
Même si tout cela évoque un véritable déchirement intérieur, je ne peux pas pleurer. J'ai déjà trop pleuré. Mais je sers les mâchoires et respire peiniblement.
Désormais, je reste concentrée sur des idées, des films, des livres, les cours, pour ne plus penser à des lieux ni à des personnes en particulier.
La deuxième fois, j'avais pensé très fortement à ma mère qui me manquait durant une journée où le regard des élèves avait été plus lourd à supporter que d'habitude, et j'avais cligné, alors que je venais tout juste de fermer la porte d'un toilette derrière moi, pour me retrouver dans les couloirs du travail de ma mère, sans avoir été vue cette fois.
J'avais prétexté une forte envie de la voir et d'éviter un peu le lycée devant son visage bluffé, et connaissant ma situation difficile du moment, elle n'avait pas posé plus de question.
Si au tout début elle avait essayé de comprendre et m'avait intérogée sans cesse sur ce fameux épisode de la salle de chimie, je ne lui avais répondu que ce que je savais : à peu près rien.
Et la dernière fois, j'avais pensé à un musée de Paris où j'aurais voulu me rendre pour y admirer quelques oeuvres d'un de mes peintres préférés. Atterissant au milieu de la foule du Louvre, personne ne s'était rendu compte de mon arrivée disons... spéciale.
C'est la première fois où j'ai oublié d'angoisser totalement et où j'ai décidé de profiter de ce qui se passait. Après quelques heures de visite gratuite et munie de la monnaie que je recevais normalement pour me payer mon repas du midi, j'étais allée me prendre un sandwich dans l'un des cafés du coin. Une fois le choix fait, je comptais mes pièces et... Il en avait manqué. Gênée à en rougir jusqu'aux oreilles, j'avais tenté un petit sourire maladroit au vendeur qui ne semblait pas conciliant du tout.
" Tenez. "
Un garçon, surgissant derrière moi, me tendait une pièce d'un euro qui me permettrait d'acheter ce que je désirais. La modique somme cordialement offerte tomba dans ma main sans que je ne puisse répliquer quoi que ce soit, et l'employé avalisa le don de l'inconnu en faisant tinter sa caisse automatique et en me faisant l'échange du sandwich contre mes pièces.
Tout ceci s'était passé à une vitesse banale mais si rapidement à mes yeux, à cause de ma surprise. Je me tournais vers mon bienfaiteur qui, dans mon souvenir, me fit un grand sourire.
Rougissant cette fois entre plaisir et de la gêne encore, je le remerciais en bredouillant, et il me répondit que le plaisir était pour lui.
L'épisode de Paris avait été ma première victoire, car, peu après, j'avais réussi à cligner près du jardin de la maison, suite à une concentration d'une dizaine de minutes à ne visualiser que cet endroit. Et j'avais fait comme si je rentrais des cours.
Mais attendez une seconde...
Lorsque le jeune homme m'avait dit que le plaisir était pour lui, il l'avait dit d'une manière particulière !
En mâchant les syllabes et en accentuant les voyelles...
Aaron !
Je me redresse une fois encore sur mon lit.
Mon coeur bat à tout rompre.
C'était lui. Oui, c'était lui !
Mais comment...
J'attrape par un nouveau réflexe le galet qu'il m'a offert. Je suis si bouleversée qu'il met plusieurs minutes à agir, mais le tour fonctionne quand même.
" Delphine, respire. Tu as croisé deux fois un garçon anglais qui est venu deux fois à ton aide. Il sait que tu te téléportes et n'en a pas l'air effrayé ni y porter vraiment un intérêt malsain. Mais qu'est-ce qu'il me veut ?! ... Doucement, on se calme, oui, on se calme... "
Toutes mes rêveries ont duré longtemps, il est déjà 18:37 à mon réveil. Je ne mange plus à la table de la famille depuis quelques temps, et ma mère a décidé de respecter, ou n'a plus la force de combattre, mon besoin de solitude ou de fuite, selon les jours...
Je m'asseois sur le lit et serre la pierre qui s'est réchauffée au creux de ma peau.
Mes pensées fusent dans mon esprit à une allure folle, et aidée du galet, je peux réfléchir sans risquer d'arrêt cardiaque. Mémoire, mémoire, ouvre-moi tes portes.
" Il t'aidera à être toi, où tu le souhaites. "
C'est ce qu'il avait dit alors que j'étais en train de cligner.
Je regarde à nouveau le cadeau qu'il m'a fait.
Et s'il pouvait me permettre de... de maîtriser les clignements ?
Mon excitation est telle que je souris toute seule, à deux doigts de me lever pour appeler ma mère pour tout lui expliquer. Retrouver ma meilleure amie disparue et lui dire que je ne lui ferais plus jamais peur comme ça, ni à elle ni à moi !
Je me concentre.
Serre le galet dans ma paume. Ferme les yeux.
Aaron.
La douceur de son prénom me ramène très vite vers son visage et le son de sa voix. Pour la première fois, je me laisse porter. Je m'autorise à penser à ce que je veux. Plus besoin de se brider et de se surveiller continuellement, de prier l'invisible de me donner la force chaque jour de tenir ma conscience éloignée d'une pensée d'un lieu ou d'une personne trop longtemps pour déclencher un clignement.
Non, là, j'ai le droit de me laisser aller.
D'être... moi ?
Est-ce que cligner fait vraiment partie de moi ?
Comme la première fois que j'ai utilisé le galet, je ressens beaucoup plus profondément le processus qui se met en place. D'abord je perds la capacité de parler, puis de bouger à moins d'une très forte volonté, et enfin, cette sensation de vide absolu qui m'étreint un millième de seconde avant le brouillard total.
Aaron.
Un sourire.
Une réponse à ma vie présente... et future ?

***

" Bonsoir Delphine. "
La voix résonne dans le noir, douce.
" Aaron ? " demandais-je, perturbée par l'obscurité.
Je suis assise sur de la moquette, dans une pièce sans lumière, et je sens la présence d'Aaron non loin de moi.
" Oui, attends, j'allume. "
J'entends bouger la surface d'une couverture et le clic du bouton de sa lampe de chevet.
Sa lampe de chevet.
Une chambre se dévoile sous mes yeux. Simple, aux couleurs claires et décorée avec des tons asiatiques.
Je sursaute et recule par réflexe vers le mur le plus proche.
Il est désormais assis dans son lit, habillé d'un tee shirt bleu qui doit lui servir de pyjama, les cheveux en pétard sur son front, mais l'air ravi.
" Alors tu es venue. "
" Je... je ... je ne savais pas que j'arriverais là ... "
" Oui, tu ne pouvais pas te douter que j'aime résider au Japon et qu'avec le décalage horaire, il fait nuit ici... "
" Le ... Japon ? "
" Oui. Prends le temps de recouvrer tes esprits. Je ne veux te veux aucun mal et je suis très content que tu sois venue. "
" Mais pourquoi ? Qui es-tu ? Pourquoi est-ce que tu sais que je peux cligner ? Pourquoi veux-tu me voir ? Pourquoi étais-tu là à Paris ? Tu me poursuis ?! "
Il faut bien que mon désarroi éclate à un moment ou à un autre. Aaron sort lentement de son lit, comme s'il a peur de faire fuir un animal sans défense, et vient s'asseoir face à moi, le plus naturellement du monde.
" Tu te souviens alors pour Paris... " murmure-t-il, les yeux dans le vague et un air détaché peint sur le visage.
" ... Oui. C'est même la raison qui m'a poussée à essayer de... de cligner jusqu'à toi. "
" Cligner ? C'est une belle manière de dire ce que tu es capable de faire. Et cela renferme une belle symbolique, aussi. Moi, je préfères dire que je bondis. "
" Tu... ? "
" Oui. Depuis que j'ai dix ans. "
" Mais ... "
" Laisses-moi te raconter. Tu n'as pas froid ? Tu veux que je te serve un thé ? "
Il me parle avec une telle simplicité que je ne sais pas quoi répondre.
" Allez, viens, on va se mettre à l'aise. "
Il m'invite à me lever et à le suivre jusque dans une pièce plate et encadrée de panneaux de papier. Que faire d'autre ? J'obéis.
Nous nous asseyons au pied d'une table très basse, noire laquée, sur laquelle il me sert un thé fait avec des pétales des cerisiers du temple de Kyoto.
" La première fois j'avais dix ans, commence-t-il alors que je bois à petite gorgée. J'ai fait un bond dans ma chambre alors que je marchais dans un couloir de mon école. J'ai grandis chez une tante qui ne faisait pas vraiment attention à moi, alors j'ai pu continuer à bondir sans qu'il n'y ait de trop grosses gênes. Jusqu'à ce que je comprenne que plus le temps passait, plus je bondissais loin. Et que je n'avais toujours pas de moyen de contrôler ces bonds forcés, ni même de véritablement les prévenir. Alors je me suis enfuis. J'ai accepté de bondir en apprenant au fil des années à diriger mes bonds. J'ai voyagé. J'ai beaucoup volé. Volé pour survivre puis pour lancer des affaires qui aujourd'hui subviennent à mes besoins en toute... légalité. Mais il me manquait toujours quelque chose. J'ai vu le monde de long et en large, je parle une vingtaine de langues et de dialectes pourtant, personne ne parle ma langue. Personne ne sait que je bondis, que je ne suis pas comme tout le monde et personne ne peut le comprendre, personne ne peut comprendre mon langage. Alors... J'ai erré. Un moment. Jusqu'à ce que ... que je tombe sur toi. Je ne t'ai pas cherchée, je ne t'ai pas poursuivie. Je t'ai juste attendue, imaginée, espérée. Quelqu'un qui serait comme moi. Quand je t'ai vue bondir au milieu de la foule du Louvre, j'ai cru que j'étais victime d'une hallucination. Puis, j'ai vu ton air perdue, ta manière de réagir semblable à la mienne lors de mes premières années, et puis je ... ce que j'ai ressenti pour toi a été immédiat et irrévocable. Je voulais t'aider. Je veux t'aider. Je ne veux pas que tu ais à vivre le mal que j'ai subi, je veux que tu aies une chance de... de le vivre normalement. "
Il fait une pause. Je dois être rouge écarlate pour qu'il réussise à sourire en levant les yeux vers moi. Quelque chose de flou et de puissant à la fois a prit possesion de mon coeur, impossible de définir ce sentiment ou ces sentiments qui m'envahissent avec la force et la rapidité d'un ouragan.
Aaron brille de sincérité et d'une lumière que je n'avais vue chez personne d'autre.
" Tu dois me prendre pour un fou... " chuchote-t-il en fronçant les sourcils comme de douleur.
" Non. "
Ma voix n'est qu'un souffle et il s'y rattache telle à une bouée.
" Il y a d'autres choses que je voudrais comprendre. "
" Oui ? "
" Comment connais-tu mon prénom ? "
" C'était sur ta carte d'identité que tu as sortie en cherchant ta monnaie... "
L'évocation de cet épisode devenu plaisant me détend. Mais il reste encore des ombres dans cette histoire...
" Et pour l'Angleterre ? "
Un silence.
" Quand j'ai dit que je ne t'ai pas poursuivie, c'est à moitié faux. Je ... Lorsque tu es allée te concentrer pour bondir, j'ai bondi avec toi. Et je... je sais que l'on bondi grâce à des images et des sentiments. J'ai simplement déposé un livre de Londres dans ta chambre en espérant que tu t'y rendes. J'y ai séjourné plusieurs semaines en visitant les lieux qu'il y avait sur les photos, dans l'espoir de te revoir et de te donner ce canalyseur dont j'ai découvert les particularités lors d'un voyage en Afrique Australe."
" Mais ce n'est pas possible, il y avait tant de photos, comment pouvais-tu être... ?"
" A plein d'endroits quasiment à la fois ? " me sourit-il alors que je regrette déjà ma question peu futtée.
" Ca a dû te demander beaucoup d'énergie. "
" J'avais la pierre avec moi et plus d'années que toi pour savoir comment ne plus la dépenser trop rapidement. "
" Je ... J'ai besoin de savoir autre chose. "
" Ce que tu veux. "
" Pourquoi ? "
Un silence. Il ne baisse pas les yeux.
" Ma réponse va t'effrayer et tu vas bondir loin de moi. "
" Ne le prends pas mal, mais tu ne me connais pas assez pour prévoir mes pensées et mes actions. "
" Oui... et non. "
" Tu n'as pas répondu à ma question. "
" Je ne veux pas. "
" Tu as dit que tu répondrais ! "
" Je sais. Mais tu connais la réponse Delphine. Tu la connais et elle te fait peur. L'énoncer lui donnerait toute sa réalité, et je ne suis pas sûr que tu sois prête à l'entendre, cette vérité, et moi non plus, pour être honnête, elle me fait aussi peur qu'à toi. "
" Pourquoi ? " que je souffle encore.
Le mot est à double sens et Aaron ne répond pas.
Ma gorge se sert à nouveau. Il a raison, je n'ai qu'une envie : fuir.
Mais je ne le fais pas. Je pourrais. Je sais dorénavant que je peux aller où je veux quand je le souhaite. Avec de la patience et de la volonté, j'y parviendrais.
Je ne veux pas qu'il ait raison sur toute la ligne. Je ne bondirais pas, non.
Embarrassé, Aaron se lève et se dirige vers un petit balcon dont il ouvre la porte-fenêtre. L'air frais de la nuit vient me caresser la joue et m'offre une respiration plus lente.
" Et si la vie avait le droit d'être belle ? demande-t-il tout à coup à voix haute, les yeux perdus vers les lumières des immeubles d'en face. Pourquoi avons-nous peur d'avoir une chance d'être ... heureux, d'être nous-même ? Pourquoi cette peur, cette répulsion pour ce qui pourrait être bon pour nous ? Nous nous abandonnons nous-même dans la facilité, l'immédiateté des choses et la futilité de liens qui ne mériteraient pas d'être au centre de nos vies. J'ai vu beaucoup de choses dans ce monde, et l'homme y est toujours seul, démuni, stupide. Non, pas toujours. J'ai vu la joie, j'ai vu la simplicité de la vie, la beauté de l'amour vrai et la force que l'on porte avec les autres, que l'on vit avec les autres. Et je voudrais juste pouvoir à mon tour... "
Je suis complètement pendue à ses lèvres. Il se tourne vers moi, plus lumineux que jamais.
" Je ne te le dirais pas. Chaque chose que j'ai faite le dit à ma place. Je ne veux pas t'envahir, je ne veux pas t'imposer. Le livre de Londres était un acte égoïste, pourtant je ne le regrette seulement à moitié, je n'arrive pas à m'en vouloir totalement. Je voulais juste saisir ma chance. Ma chance d'être comprit et de... d'apporter à quelqu'un ce que j'aurais voulu que l'on m'apporte, comme une sorte d'acte qu'un prédécesseur aurait manqué à mon égard et que je rectifie aujourd'hui. C'est un mélange. Entre mon moi d'avant et celui de maintenant, entre toi et ce que je voudrais être pour toi. De toutes façons, tu es libre Delphine. Ce canalyseur t'appartient et si tu me le demandes, je ne chercherais plus jamais à faire partie de ta vie. Je sais simplement une chose, là tout de suite, c'est que je suis heureux que tu sois venue jusqu'ici pour me permettre de vivre un bond unique. Celui vers l'amour. "
J'ai failli dire qu'il avait fini par le dire, mais je me suis retenue.
Non, je ne me suis pas retenue, parce que je pleure.
Pour la première fois depuis des mois. Depuis plus d'un an.
Je ne peux pas lui sauter dans les bras, je ne peux pas lui répondre que c'est réciproque dès maintenant, je n'ai pas les mots, ils se sont envolés.
Je me contente de pleurer en silence et de laisser toutes ces larmes descendre en me délivrant d'un poids plus lourd que je ne l'avais cru.
Aaron se place à côté de moi et me tend doucement un mouchoir. Je le prends en le remerciant d'un hochement de tête.
Il ne me touche pas, je me calme peu à peu.
Le soleil est déjà en train de conquérir les parures célestes de la ville de Kyoto.
Je respire.
Il n'y a pas de hasard. Et la vie peut-elle être une chance ?
Je respire.
Je me tourne vers Aaron. Il ne sourit pas, mais je sais qu'il me comprend.
Et je cligne.
Juste des yeux et dans mon coeur.
Vers une image qui ne m'a pas encore dévoilé tous ses aspects, mais une chose est sûre.
Dans cette représentation que je me fais en mon esprit, le future sera coloré.
De la présence d'Aaron.











- The Assassin's Fall -











" Bip... Bip... Bip..."


***


Aube latente dans le ciel pour une ville qui s'éveille.

Tours d'ocre, palais de marbre, toits de tuiles cuivrés, dômes d'églises, villas portées par les arcs de pierre et sublimées de mosaïques de verre, alors que les rues ne sont encore que de la boue.

La cité grouille de toutes sortes d'animaux.
Des fourmis qui s'affairent sans cesse, des vers qui se prélassent toute la journée, des chiens qui veillent et aboient après ceux qui pourraient les nourir. Une masse noire, bruyante, qui pullule de sa médiocrité et de son ignorance.
Et parmi ce monticule de gens dépourvus d'âme, se tisse pourtant une toile de vie, forte de son nombre de membres à relier, faible car ces derniers ne se tiennent les uns aux autres que par un fil aussi fin que celui des araignées.
Dressé comme la goule des cathédrales, le loup observe en silence sur les toits de Florence, aspirant quelques délicieuses bouffées d'air avant de plonger.
Un loup ?
C'est un homme de haute taille, habillé d'une veste teintée d'un rouge pourpre, chaussé de bottes de cuir qui lui remontent jusqu'aux cuisses, les hanches serties d'une ceinture où pendent ses poignards. Sous sa chemise blanche, s'entrelacent des harnais qui lui permettent de dissimuler couteaux aiguisés, poisons, et de maintenir son épée, faite d'une courbe et de gravures d'argent, dans son dos.
Enfin, ne laissant briller que ses yeux de braise à la lumière du soleil levant, une capuche obscurcit son visage et le sourire qui se dessine sur ses lèvres.
La Renaissance, c'est ainsi que ceux qui arpenteront le futur nommeront ces temps colorés d'un renouveau intellectuel et artistique, mais pour l'heure, l'homme s'apprête à tout autre chose.
Il se relève et se prépare à sauter sur le damier de toitures d'argiles.
Un loup. Une face douce pour le jour, son opposé lorsque s'approche la nuit.
Le voile orangé des cieux se déchire pour laisser place à une robe bleutée parsemée de nuages.
L'homme inspire une dernière fois.
C'est un assassin qui s'élance dans la ville.

***


"Bip... Bipbip... Bip... Bipbip..."

***

" Bip... Bip... Bipbip... Bipbip... !"
John se réveilla brusquement sous les vibrations et la sonnerie de son téléphone, qu'il sortit de sa poche. Après un grognement imbibé de sommeil, il poussa un juron en lui-même et décrocha :
"Combien de fois faudra-t-il te dire que je ne veux plus être dérangé ?"
"Excusez-moi monsieur Plenois, lui répondit la voix mal assurée de son assistant, mais Tokyo a appelé, et nous aurions besoin..."
"Dis-moi Charly, où suis-je en ce moment même ?"
"Dans l'avion vous ramenant à Londres, monsieur."
"Et depuis quand n'y suis-je pas retourné ?"
"Trois... trois mois, monsieur."
"Bien. Je fais la surprise à ma femme de rentrer plus tôt que prévu et il me semble avoir largement mérité des vacances. Tu n'es pas d'accord, Charly ? "
"Si, mais..."
Charly était le surnom qu'il donnait à tous ses subordonnés jetables comme des cannettes usagées, qu'il ne gardait pas plus d'un an à son service en général. Celui-ci, jeune chiot qui appréhendait à peine quelle jungle pouvait être la City Londonienne, ne pouvait pas s'empêcher, au-delà de ses airs naïfs, de se révéler attachant. Prévenant, attentif, apprenant sans cesse comment satisfaire son employeur, ce Charly méritait un petit traitement de faveur, à la sauce John Plenois.
Bien sûr John connaissait l'importance de cette affaire avec Tokyo et ne pouvait pas nier la légitimité de l'appel de l'assistant, mais il avait décidé de passer outre, au moins pour deux semaines. Oui, deux petites semaines hors du circuit des tours des traders.
John soupira.
"Je vais te le dire sur le ton de la plaisanterie, mais comprends bien que je ne rigole pas. Je prends mes vacances jusqu'au 15 à minuit, et si tu continues à me communiquer quoi que ce soit provenant du bureau, je t'offre aussi des vacances, mais à durée indéterminée. C'est clair ?"
"Oui... monsieur."
John n'ajouta rien et raccrocha sèchement. Le petit pourrait s'affoler autant qu'il le voudrait, mais au moins il venait de gagner la tranquilité qu'il souhaitait.
Il sourit, s'étira sans grâce sur son siège, lorsque ses yeux retombèrent sur le livre posé sur la table fixée près de lui, comme pour tous les passagers de première classe.
"Décor et société de la Florence du XVe siècle"
Truffé d'illustrations et d’anecdotes croustillantes, l'ouvrage avait parfumé ses rêves d'un cadre aussi attirant que mystérieux, son esprit s'était laissé happer par des horizons qui lui étaient inconnus jusqu'ici. 
Il l'avait lu juste avant de s'endormir durant ce trajet qui lui faisait traverser deux continents et moultes fuseaux horaires. Avec lui, il avait même sauté dans le temps. Il souriait encore aux souvenirs des quelques bribes qui lui restaient de son songe lorsqu'une voix s'éleva dans le cockpit.
"Bonsoir mesdames et messieurs, ici votre commandant. Nous vous informons que notre vol à destination de Londres s'achèvera dans une dizaine de minutes. Il est vingt deux heures, heure locale, et la température est de dix degrés. Un voyant rouge sur le dossier de vos sièges s'allumera lorsque vous serez priés d'attacher vos ceintures. Nous vous remercions d'avoir choisi Singapour's Airlines, à bientôt."
John rangea sommairement son sac, refusa les brochures proposées par une hôtesse, et obéit aux directives du pilote une fois que la lumière rouge se mit à clignoter sur le dossier du fauteuil de son voisin.
L'avion entamait sa descente vers la terre, mais les pensées de John divaguaient toujours vers une cité d'ocre, remplie de secrets, de magnificence comme de bassesses et de sang.

***

"... Bip... Bip..."

***

La villa a été créée par Michelozzo, humaniste et architecte de l'Italie Florentine. La richesse du maître des lieux, un certain Giovanni di Castellan, lui a permit d'accueillir le célèbre artiste dans son projet de construction.
L'assassin, qui a une vue imprenable sur le Dôme de la cathédrale de Santa Maria del Fiore, se laisse glisser sur les gouttières pour atterrir souplement sur l'un des balcons du bâtiment, quadrillé d'harmonieuses arcades.
Se jouant du silence de son déplacement, l'homme s'infiltre dans une chambre plongée dans l'ombre, connaissant parfaitement l'édifice et sachant où il la trouverait.
Lisa.
La femme de Giovanni di Castellan, épouse attentive et soumise, mère stricte mais aimante, la figure parfaite de ce que la société de l'époque attend du sexe dit faible.
Mais rien n'est tel qu'il n'y paraît.
L'assassin se faufile entre les meubles somptueusement sculptés, marche sur les tapis aux broderies colorées, guidé par une symphonie de souffles et de murmures qui se transforment en gémissements.
Alors qu'il s'approche du centre de la pièce où se trouve le lit taillé dans le chêne, il peut les voir malgré la pénombre.
Une danse érotique s'ouvre devant ses yeux, parée de mouvements de plus en plus frénétiques sous les draps de soie. Deux corps l'un sur l'autre font l'amour, dans un élan irrépressible.
L'épouse de Di Castellan, et un amant dont il ignore le nom.
Il est désormais assuré que la porte de la chambre est bien fermée, le couple adultère y a très sûrement veillé. Toujours invisible et inaudible, il se dirige vers les grandes fenêtres aux carreaux peints, et empoigne avec force les lourds rideaux qui les enferment dans un huit clos.
La lumière envahit les lieux comme un ouragan. Cette intrusion provoque un cri de stupeur chez Lisa qui se délivre précipitamment des couvertures. 
Elle apparaît, entièrement nue, les seins fermes, une cascade de cheveux ébènes sur les épaules et la peau brillant de sueur, ses yeux noirs vissés sur l'inconnu adossé au mur.
Elle ne peut voir son visage plongé dans l'ombre de sa capuche, et son amant se redresse au-dessous d'elle, plus jeune, les cheveux en bataille et le regard terrifié.
- Qui êtes-vous ? demande l'impudente d'une voix claire et dure à la fois.
- Quelle importance, lui répond-t-il d'un ton sans aucune empathie. Je ne suis que ce que je fais. Et maintenant, je vais agir selon ce que je suis. 
Le jeune homme se met à geindre, s'attirant les foudres de sa maîtresse qui le repousse contre la tête de lit et se lève, face à l'homme qui n'a pas bougé d'un pouce.
- C'est mon mari qui vous a engagé ? continue-t-elle avec mépris. Il n'aura ainsi aucun compte à rendre à personne. Une femme adultère est la pire des humiliations pour un homme. Même une défaite militaire lui serait plus douce.
L'assassin sourit sans qu'elle ne le voie. Il reconnaît l'intelligence de Lisa qui ne semble pas avoir peur de lui tout en ayant conscience de la situation. Il ne l'a jamais vue aussi belle.
Dommage.
- Dois-je considérer cela comme vos derniers mots ?
- Donnez-moi votre nom.
Son insistance aurait pu l'exaspérer, en cet instant, elle l'amuse.
- Appelez-moi Epsilon.
- Je connais votre voix.
- Je n'en doute pas.
Elle relève les yeux vers lui, une surprise mêlée de frayeur peinte sur le visage. Là voici déshabillée de sa fougue si désirable.
Tant pis.
- Gio...
Le mot meurt dans sa gorge ouverte d'un trait net tracé par un poignard, ne laissant s'échapper que des râles avortés et des flots de sang. Une rivière d'un rouge écarlate dégouline sur l'ivoire de son corps aux courbes graciles, avant qu'il ne tombe sur le tapis, inanimé.
L'homme pousse un long soupir lorsque son regard quitte la vision de sa victime pour découvrir l'amant recroquevillé dans les draps, pleurant comme un enfant privé de sa mère.
Des deux, ce jeune homme est celui qui le dégoûte le plus.
Mais peut-être qu'il pourra rendre ce jeu plus intéressant.
Il enjambe le cadavre et s'avance vers le lit.
Le garçon pousse un nouveau cri.
Paralysé de peur.

***

".. Bip... Bipbip... Bip..."

***


Le taxi le ramenait dans le quartier chic de la capitale, où il s'était installé avec son épouse Alice lorsqu'il avait été muté à Londres, après avoir brillé dans quelques multinationales à New York et Paris.
Patelin de quelques maisons aussi chères que des immeubles, la voiture s'engagea dans la longue avenue, bordée de haies et de murs en brique tout à fait au goût du jour. 
John avait hâte de retrouver l'odeur fleurie de chez lui, les yeux bleu pétillant de sa femme, et de la ravir de toutes sortes d'attentions. Surtout, il lui tardait de pouvoir la toucher, l'embrasser. De prendre possession de son corps comme pour pouvoir reprendre conscience du sien et de tout cet amour qui l'étreignait dès qu'il posait les yeux sur elle.
En dix ans de mariage, il ne l'avait jamais trompée. Ce qui, pour ses collègues, le relayait soit à la catégorie des coincés soit à celle des erreurs de la nature. Trois mois sans sa peau près de la sienne et une relation à distance, seulement rattachée à des appels téléphoniques et à des mails, avait risqué de le rendre fou.
Toutes ses pensées tournées vers Alice, son sourire, son regard, ses formes et le son de sa voix lorsqu'elle s'abandonnait à lui, l'excitaient davantage. 
Tant et si bien que lorsque le véhicule s'arrêta devant le portique de bois peint en blanc, il se précipita en prenant à peine le temps de payer la course. Le chauffeur aurait de toutes façons le bon sens de lui décharger ses bagages.
Il ouvrit la lourde porte du bâtiment aux volets clos. C'était un immense édifice de béton aux larges baies vitrées aux étages, tout avait été conceptualisé selon les idées modernes d'Alice qui avait étroitement collaboré avec l'architecte qu'ils avaient engagé.
Une fois dans le hall aux couleurs cendres et aux miroirs ovales, il posa son sac contre le mur et se dirigea sans attendre vers les escaliers aux tapis blancs et verts, pour arriver au premier étage où se trouvait leur chambre.
Vu l'heure tardive, Alice ne pouvait qu'être endormie dans leur lit.
A chacun de ses pas montait une nouvelle vague d'adrénaline, son coeur roulait comme une baguette qui caresse la peau du tambour pour mieux le faire résonner.
Alice.
Ses yeux bleus qui ressortaient parmi la blondeur de ses cheveux, le grain de beauté sur sa hanche droite, la courbe de ses jambes s'entrouvrant, son sourire faussement pudique lorsque son regard à lui la déshabillait...
Il courait presque en entrant dans la chambre.
- Mon amour... Je suis ...
Il ne put finir sa phrase.
Alice tenait dans ses bras un homme qu'il ne connaissait pas, l'air totalement surprise. L'inconnu avait les yeux humides de larmes, se retira violemment de l'étreinte de son épouse, gêné. Pourtant, aucun des deux ne semblaient terrorisés ou épris d'un sentiment de culpabilité.
- John ? Mais qu'est-ce que tu fais là ? Tu ne devais pas rentrer la semaine prochaine ?
Il ne répondit rien. Pétrifié devant eux, l'esprit perdu dans une folle série de questions qui l’assommaient. Son coeur continuait de battre la chamade, mais pour des raisons aussi éparses que contradictoires.
- John ? Qu'est-ce que tu as ? John, c'est Peter, il a perdu...
Il ne réussit pas à en entendre plus.
Quelque chose l'envahit à l'instant même.
Comme si toute l'énergie contenue jusqu'alors, toute l'impatience, tous les rêves tout à coup brisés, se métamorphosaient en une colère insoutenable dans son être déboussolé.
Non, c'était pire que de la colère.
De la rage.


***

"... Bip... Bip... Bip... "


***

Le jeune homme, à peine âgé d'une vingtaine d'années, le regarde. Ses yeux aux éclats verts sur un fond de pupille châtain, le fixent en silence, alors que son corps, toujours assis sur le lit, est tendu sous la pression d'une terrible attente.
Ses larmes ont séché sur son visage rougi par les pleurs et l'émotion, le garçon semble avoir oublié sa nudité et ne respire que la peur.
L'assassin fait un dernier pas dans sa direction, se retrouve devant le matelas, menaçant.
- S'il vous plaît..., supplie l'amant d'une voix hésitante. Je... Je suis le fils d'un cousin des Médicis !
- N'est-ce pas une raison de plus pour te punir ?
Le jeune homme ravale de nouvelles larmes et gémissements de frayeur. Il lui faut tenter le tout pour le tout.
- Je vous en prie... Je peux payer plus cher que celui qui vous a employé !
- Je ne suis pas intéressé par l'argent.
Sans attendre davantage, le garçon recule avec précipitation et tombe du lit, se rattrape in extremis sur ses pieds et court vers le mur orné de tapisseries aux représentations médiévales, évitant soigneusement le corps de sa maîtresse gisant devant les fenêtres.
Epsilon se retient à grande peine de soupirer encore une fois. Lisa aurait pu choisir plus téméraire, du moins plus futé.
Il le rejoint en quelques mouvements souples et lui fait à nouveau face. Le garçon sanglote et ses jambes flageolent.
- S'il vous plaît...
- Il me plaît d'agir ainsi.
- Pourquoi...
- L'infidélité se paye toujours. Au ciel comme sur terre. Je veille simplement à ce que la justice soit bien rendue ici bas.
Le regard du jeune homme se durcit.
- Vous mentez.
- Ah, et pourquoi donc ?
- L'argent ne vous attire peut-être pas, mais ce n'est en aucun cas la justice divine qui vous a guidé jusqu'ici.
L'assassin, agréablement surpris, se prend au jeu.
- Quel est le moteur de mes actes selon toi alors ?
- La vengeance.
- Pourquoi ?
- Votre seule présence ici à un tel moment, prouve que vous êtes plus qu'informé. Vous le saviez. Vous la connaissiez. Peut-être même que vous...
Décidément, le petit se révèle plein de ressource. Epsilon entrevoit enfin les quelques raisons qui avaient pu poussé Lisa à le prendre comme amant.
Comme pour avaliser ses paroles, il lève le voile d'ombre qui pesait sur son visage.
Tout à coup, le garçon épouse les même traits de terreur mélangés de stupéfaction, que son amante avait manifesté juste avant qu'il ne la tue.
- Désormais, tu sais. Je suis mon propre commanditaire.
Alors que le jeune homme pousse un cri d'effroi, la lame d'argent vient mordre sa poitrine, en une parfaite courbe s'achevant dans les ventricules de son coeur. 
Un jet de sang qui se répand sur les vêtements et sur le sol en quelques instants. Et le regard de l'amant se fige dans la peur et la mort.
Satisfait de ses actes, Giovanni di Castellan se tourne vers les fenêtres de la pièce, la matinée est déjà bien avancée. Il remet sa capuche et nettoie délicatement ses poignards avec un bout de drap du lit, ses pensées reviennent sans cesse à ces corps inertes près de lui.
Lisa ne s'est pas humiliée avec n'importe qui et cela le console.
Une fois prêt, il esquisse un pas vers son échappatoire lorsque la porte de la chambre s'ouvre.
Une servante, frêle dans ses tabliers et sa coiffe blanche, reste pétrifiée devant ce qu'elle voit.
Deux cadavres et une grande ombre au fond de la pièce dont elle n'arrive pas à distinguer le visage.
Le silence qui les entoure semble se cristalliser dans le temps.
Jusqu'à ce que la servante le déchire par un hurlement strident.

***

"Bip... Bipbip... Bipbip..."


***


Le monde s'écroula.
John perdit conscience de lui-même et le contrôle de ses sens.
- John ... John... Qu'est-ce qui t'arrive ?
La voix féminine, familière, se dilatait dans son esprit, de plus en plus lointaine.
Sa vision se brouillait. Seuls quelques points précis de la chambre lui étaient encore distincts, comme la coiffeuse d'Alice ou la porte de la pièce toujours ouverte. Mais les visages de sa femme et de son amant avaient sombré dans un flou total.
Alice, adultère ?
Ces deux mots ne pouvaient pas aller ensemble. Il ne pouvait pas les mettre l'un à la suite de l'autre.
Alice, adultère.
Ses neurones disjonctèrent un à un tels des ampoules ne supportant pas la force du courant qui les assaillait.
Alice. Adultère. Alice. Adultère. Alice. Adultère. Alice. Adultère. Alice. Adult...
John s'abandonna au néant, n'ayant plus les ressources mentales pour se protéger de lui-même. Dénudé de toute raison, l'image de la coiffeuse revint se loger dans sa rétine.
L'idée jaillit en lui, simple et absolument... naturelle.
" Alice. Adultère. Alice. Adultère. Alice. Adult..."
" L'infidélité se paye toujours."
"Alice. Adultère. Payer. Alice. Adultère. Payer. Al..."
Alors que des pleurs et des appels l'entouraient, John se dirigea vers le petit meuble de bois laqué, complété par un miroir dont il ne reconnu pas le reflet.
"J'agis selon ce que je suis."
"Je ne devrais pas. C'est mal."
"Il faut épurer le monde des médiocres. Des fourmis, des vers, des chiens... "
"J'ai mal. "
"Il faut lui faire payer."
Une fois les ciseaux en main, toute l'énergie créée et contenue depuis trop longtemps explosa en un enchaînement de gestes aussi précis que puissants.
"Je veille à ce que la justice soit bien rendue ici bas."
"J'aime Alice..."
"Tu hais cet homme. Tu hais ce qu'ils ont fait. Tu hais ce qu'elle t'a fait !"
"J'aime Alice."
"On châtie mieux ceux que l'on aime."
John ne commandait plus son propre corps. Il n'était gouverné que par des instincts meurtriers.
" Vas-y !"
Lorsque l'acier de l'outil déchira les chairs du sein d'Alice, s'enfonça jusqu'à son coeur, il ressentit un plaisir sans nom, pervers, destructeur.
Il planta l'arme plusieurs fois avec frénésie, se libérant de cette haine viscérale et s'enchaînant à la folie en même temps.
"C'est mal, c'est mal !"
"C'est bien, c'est bien !"
"Tu es libre John. Tu es moi et je suis toi."
Sa vue encore défaillante l'empêchait de discerner véritablement le visage qu'il étranglait par la suite avec toutes les forces qui lui restaient.
"Le monde ne comprendra pas. Nous devons fuir. Fuis !"
La voix résonnait en lui. Il parlait avec elle. Parlait pour elle.
Il parlait tout seul.
Telle une bête qui n'avait d'humain que son enveloppe, il s'échappa de la maison en laissant derrière lui deux corps sans vie.
La vengeance l’exaltait.
Rien de plus noble que de rendre justice.
Il avançait dans l'allée du quartier, et regardait son ombre sur l'herbe dessinée par la clarté des lampadaires.
John souriait d'un air machiavélique.
"Je ne suis que ce que je fais. Et j'ai agi selon ce que je suis."
A côté de lui, marchait la sombre silhouette d'Epsilon, persuadé qu'elle était la sienne.
L'assassin de ses rêves l'accompagnait, non, plus encore, il était ce personnage hors du commun.
La nuit embrassait le ciel, John croisa une voisine qui promenait son chien. Elle mit de longues secondes à le reconnaître.
Ce furent les éclaboussures de sang sur ses vêtements et sur sa figure ainsi que ses mains écarlates qui la firent plaquer une main sur sa bouche pour retenir un cri, et s'enfuir vers chez elle.

***

"Bipbip... Bipbip... Bip..."

***

Giovanni saute par une fenêtre, court sur le balcon, pendant que l'alerte se répand tel un feu de forêt dans la villa et bientôt dans toute la cité.
Enjambant la balustrade, il s'empresse de grimper sur le toit à l'aide des larges jointures des pierres du mur et de la gouttière. Debout sur les tuiles, il observe les rapidement les alentours : les rues sont déjà envahies par les miliciens, toutes les femmes crient et se lamentent à l'étage alors que les hommes s'agitent dans tous les sens.
N'ayant plus une minute à perdre, l'assassin prend son élan et commence à sauter agilement de toit en toit pour ne se faire rattraper par personne.
Il continue sa course jusqu'à ce que, au carrefour d'un bourg retiré des effervescences de la ville, il retrouve ce qu'il considère comme étant sa plateforme, là où il monte pour méditer et regarder Florence vivre devant lui.
Une fois arrivé, il se change, cache avec minutie ses armes, et redescend par la gouttière pour entrer dans la bâtisse, abandonnée depuis une dizaine d'années, dont il a fait son repaire.
Il n'a plus qu'à sortir dans les rues, à nouveau habillé comme Giovanni di Castellan, totalement insoupçonnable.
C'est avec un grand sourire qu'il s'affiche dans les rues, lorsque une brigade l'identifie et l'interpèle.
Après lui avoir annoncé la funeste nouvelle, le sergent lui jure de retrouver le coupable. Giovanni, faisant mine d'être emporté par le chagrin et la colère, lui offre publiquement toute sa confiance pour résoudre l'affaire.
Enfin, sur le chemin le ramenant chez lui, l'assassin ne peut s'empêcher de se féliciter.
La justice protège toujours ses agents.
Il ne lui reste plus qu'à continuer sa vie, libre.

***

" Bip... Bip... Bip ! Bip ! Bipbip !"

***


"Écartez-vous, je suis Giovanni di Castellan ! Ecartez-vous, lâchez moi !"
Mais les hommes en uniforme ne voulaient rien entendre.
Ils lui étaient tombés dessus un moment après que la voisine se soit enfuie en courant, à la recherche d'un téléphone. 
L'appel de la femme les avait alertés qu'elle avait surpris son voisin en train de sortir de chez lui, couvert de sang, l'air effrayant et totalement ailleurs.
Gyrophares, sirènes, tout un peloton de policiers avait débarqué dans l'avenue, armes en vue et l'air déterminés. 
John ne s'était pas laissé approcher sans se défendre puis sans se débattre avec violence quand ils s'étaient mis à quatre pour l'attraper.
"C'est elle ! C'est elle qui avait commis l'impardonnable ! Lâchez-moi !"
" J'aime Alice."
"Je n'ai agi que tel que je suis. Je ne suis que ce que je fais."
"J'ai rendu justice, vous me faîtes mal, arrêtez de m'appeler monsieur, je suis un seigneur !"
Le délire s'étirait dans la réalité qui avait perdu tout sens pour lui.
Ils le plaquèrent contre le capot d'une voiture, le menottèrent avec brutalité devant son agressivité, le forcèrent à entrer dans le véhicule. Il hurlait. Son nom, oui, ce nom, Giovanni di Castellan, celui d'Alice, jurant qu'ils le payeraient tous.
Une fois à l'intérieur, on le piqua. Il combattit la drogue comme il le put, mais la vague d'inconscience l'emporta.
Alors que la police Anglaise ouvrait l'enquête sur un homicide et sur la tentative d'un deuxième, elle le transféra dans un hôpital où se trouvait un département psychiatique.

***

"Bip... Bip... Bip..."
"Bipbip... Bipbip..."
"Ptiiifffeuh... Ptiiiifffeuh..."

***

L'appareil mesurant son rythme cardiaque signalait des battements réguliers. Celui qui lui permettait de respirer avec plus d'aisance émettait une série d'inspirations et d'expirations bruyantes dans toute la chambre d'hôpital.
L'arcade de son oeil droit avait été pansé, ses bleus soignés et quelques parties de son corps bandées.
Alors qu'il dormait encore, les aides-soignants avaient veillé à lui sangler les chevilles et les poignets, s'assurant que le patient ne pourrait plus faire de mal à personne.
Tout à coup, deux infirmières entrèrent dans la pièce, pour vérifier si tout allait bien.
- Je suis bien contente que Jason et Marc l'aient attaché, commença la première, petite brune douée de l'art des commérages.
- Qu'a-t-il de plus dangereux que tous ces autres fous ? demanda sa collègue, moins enjouée que cette dernière.
- Il a tué sa femme il y a deux jours, de sang froid et avec des ciseaux. Je ne voudrais pas être celle qui sera chargée de lui.
- Pourquoi dis-tu ça ?
- Tu n'es vraiment au courant de rien ?
- Je viens de rentrer de mes vacances ce matin, je te rappelle !
- Ah oui, mais quand même, on ne parle que de ça au troisième étage, peut être même aussi au quatrième ! 
- Oui bon, raconte.
- Le docteur Singman lui a dianostiqué une schizophrénie hébéphrénique. Ce John Plenois a hurlé aux policiers qui l'ont arrêté qu'il était un certain Giovanni di Castellan, tu remarqueras que les deux ont le même prénom en deux langues différentes. Là où c'est plus drôle, c'est que le Giovanni di Castellan serait aussi un assassin au XVe siècle, sous le nom d'Epsilon. Tu vois ? Plenois et Epsilon, de parfaits anagrammes. Il est fou mais sa folie est bourrée d'imagination. Par contre, Singman a signalé que ses troubles étaient très tardifs, le patient n'a pas un profil habituel vu qu'il a déjà passé la quarantaine et qu'un tel dysfonctionnement psychologique aurait dû être décelé plus tôt.
- Mon dieu... on en voit vraiment de toutes les couleurs ici. Donc John n'a pas conscience de ce qu'il a fait.
- Singman pense que si. Mais il nie en se cachant dans Epsilon. Et tu sais, en plus de sa femme, il a essayé de tuer un homme présent au moment des faits. Il était venu rendre visite à Alice - la femme de John qui lui, rentrait d'un voyage d'affaire plus tôt - , qui l'a réconforté parce qu'ils venaient de perdre un ami commun. Le fou a cru que sa femme le trompait et s'est jeté sur elle pour la tuer à coups de ciseaux, et a étranglé Peter, qui était heureusement encore en vie lorsque les flics sont arrivés sur place. On la transféré au deuxième, avec un psychiatre spécialisé dans les traumatismes liés aux agressions. 
- Peter ? L'homme que sa femme a consolé ? Au deuxième ? C'est complètement dingue...!
- Oui, et faudra veiller à ce que ces deux-là ne se croisent pas !
- C'est sûr !
- Allez viens, il en a encore pour un bon moment de sieste, tous les appareils sont ok, on va se prendre un café.
- D'accord. Dis, comment tu sais autant de choses ?
- Je m'entends bien avec Singman...
- Je vois ... Et le fait qu'il soit marié ne te dérange pas ?
- Sa femme n'arrive plus à le satisfaire. Moi oui, autant en profiter.
- Tu m'étonneras toujours...
Alors que le son de leurs voix diminuaient, elles sortirent et refermèrent la porte derrière elles.
Laissant John à ses rêves.
Peuplés d'une aube latente dans le ciel pour une ville qui s'éveille. 
Et de tours d'ocre, de palais de marbre, de toits de tuiles cuivrés, de dômes d'églises, de villas portées par les arcs de pierre et sublimées de mosaïques de verre, alors que les rues ne sont encore que de la boue...






- Entre Lion et Loup -


Je me suis écouté en boucle ce morceau trouvé avec un ami, et j'ai laissé couler les mots, sans chercher à comprendre d'où l'idée me venait, juste me vider de ce que la musique a fait germer en moi à ce moment-là. Le texte date un peu, du 7 décembre 2010 (d'après mon post sur le Forum d'écriture sur lequel je suis inscrite depuis un an :D).

Voici donc la musique en question :









J'enrage.
Elle m'a quittée.
Parce que je lui fait peur.
Parce que je me fais peur.
Haine.
Haine qui ne vient pas seulement lorsque la Lune est là. 
Envie de sang, de cris, de faire mal plus que de faire peur.
Je serre mes poings blanchis sous la tension, mes yeux se plissent, mes pupilles commencent déjà à se dilater... Les odeurs s'emparent de moi, le monde devient odorat et vision en noir et blanc. Je me sens grandir. Je me sens le devenir.
Une bête.
Monstre de poil gris et de crocs assoiffés d'une rage qui dépasse tout entendement.
Je me laisse faire pour une fois, ne combat pas cet instinct vissé en moi.
J'irais bientôt chanter à la Lune mes exploits de mort.
Elle m'a quittée.
La tuer.
Un grondement sourd émane de ma poitrine.
Je souris.
Sourire déformé par mes dents soudain longues et pointues.
C'est presque fait.
Et eux, autour de moi, se mettent à hurler et à se jeter au fond de la salle. Même pas de véritable réflexe de fuir, ces imbéciles. La porte n'est pourtant pas verrouillée. Classe de cons. Je me lève pour me retourner.
Je me suis retourné.
Elle me regarde.
Pas celle qui m'a quittée ce matin en me soufflant quatre mots ridicules : j'ai peur de toi. 
Non, c'est une autre fille.
Elle est plutôt ronde, de la viande bien fraîche.
Une chevelure roux foncé.
Des yeux pas très droits.
Et pourtant son image m'arrête dans mon mouvement.
Trop longtemps j'ai voulu rester humain. Mais ils n'en valent pas la peine. Ils vous trahissent, ne vous comprennent pas, et finissent par vous rejeter comme si vous étiez un animal dangereux.
Je suis dangereux. 
Mes poils blanchissent, la lumière de la salle sublime ma parfaite musculature canine dressée sur ses pattes arrières, je ne bave pas encore mais toutes ces odeurs sont plus qu'alléchantes...
Elle me regarde.
Regard sûr. Regard qui me comprend. Regard qui lit en moi.
Serait-elle aussi une... bête ?
Elle s'avance jusqu'à moi alors que d'autres derrière elle lui crient de ne pas le faire.
Elle est devant moi et pose une main sur mon poitrail velu, là où se trouve mon coeur, là où il devrait y en avoir un.
Soudain, des mots résonnent moi, sans qu'elle n'ait ouvert la bouche.
"Respire."
Je respire.
"Respire encore."
Je respire encore.
"Ecoute moi."
Je l'écoute.
"Je veux que tu entres à nouveau dans une peau humaine."
Je grogne.
"Qui es-tu pour me l'ordonner ?"
Ma réponse a fusé vers elle. Ma voix est magnifiquement impérieuse.
"Quelqu'un de plus puissant que toi."
J'aboie un rictus méprisant.
"Tu n'es rien du tout. Ecartes toi de mon chemin si tu ne veux pas finir comme les autres."
"Non. Je ne m'écarterais pas."
"Sale petite..."
"Je suis une sale petite humaine qui peut t'arrêter d'un regard, aussi grand et poilu que tu sois. Tu ne m'impressionnes pas. Toi et moi, on est pareils."
Avant que je ne puisse esquisser un geste pour la faire reculer, elle m'emprisonne une fois de plus dans les filets de ses yeux.
Elle lève sa main vers moi, sans brusquerie ni signe d'agressivité envers moi.
Sa main ?
C'est une patte féline qu'elle me présente. Une patte aussi puissante que la mienne, armée de griffes saillantes, et d'une robe aussi claire que celle qui recouvre tout mon corps.
Féline et non canine comme moi.
"Tu es un Loup Blanc. Moi, un Lion Blanc."
"Si tu crois que tu..."
"Les Loups Blancs apparaissent toutes les milles Lunes. Soit à l'arrivée d'une Lune Dorée. Ils sont désignés pour être les meneurs des Meutes de tous les autres Loups. Ils sont les seuls à pouvoir maîtriser leur métamorphose. Et à faire en sorte ou non de maintenir un équilibre entre les races."
"Et les Lions Blancs ?"
"J'apparaît à chaque Soleil Lunaire, un soleil blanc comme la Lune. Je suis la dernière de ma lignée. Je veille sur ceux de mon espèce et combat mes ennemis jusqu'au dernier."
"Qui sont tes ennemis ?"
"Les Loups."
J'hurle et sors les griffes, elle n'a pas réagi d'un poil.
"Tu es venu me tuer !"
"Non."
"Alors qu'est-ce que tu attends avec ton baratin ! Viens, bats toi, je vais te faire sentir ce que le mot douleur veut dire !"
"Non, je ne me battrais pas avec toi. Ni avec aucun autre Loup."
La curiosité prend le dessus. Merde, pourquoi a-t-elle un tel pouvoir sur moi rien qu'avec des mots ! Des mots qu'elle me donne et qui font partir ma rage, malgré moi... Rends-moi ma rage, sorcière !
"Cette guerre ancestrale n'a aucun sens. Nous nous sommes déchirés sur tous les territoires, avons bâtis un mur de haine entre nous et aujourd'hui regarde, il ne reste plus que nous deux."
Un silence.
Je réalise que je suis Loup, dressé sur ses pattes arrière, prêt à tuer quelques minutes plus tôt, les élèves sont toujours recroquevillés contre le mur du fond à pleurer ou gémir, et elle, me regarde, m'envoûte, elle avec sa patte de lion et son coeur humain que j'entends battre à travers sa peau.
Il bat doucement.
Elle n'a pas peur de moi.
"Qu'est-ce que tu veux..."
"Te faire un cadeau pour que la paix un jour soit possible."
"Qu'est-ce qui me prouve que tu ne te fous pas de moi ? Pourquoi devrais-je te..."
Sa patte de lion s'est posée à nouveau sur mon poitrail. Fourrure contre ses coussinets endurcis par le temps et les épreuves.
Je me noie dans ses yeux.
La haine disparaît. Volatilisée. 
Je suis calme.
Sa patte redevient main et avec elle mon corps redevient humain.
Jamais je n'ai pu redevenir humain avant d'avoir assouvi ma soif de sang.
Et me voilà redevenu lui, cet adolescent moitié homme moitié loup, nu et qui s'en contrefiche. Mes yeux turquoises brillent entre mes mèches brunes, je suis grand et puissamment bâti, un corps d'athlète.
"A travers moi, tu deviendras le vrai Loup Blanc. Capable de maîtriser ce qu'il est, pour l'être pleinement. A travers moi, tu retrouveras la mémoire des Premiers Âges. A travers moi, tu te trouveras et tu me retrouveras. A travers nous, nous réinstaurerons l'équilibre."
"Je ne veux rien de toi."
"Je sais."
"Alors pourquoi ?"
"Parce que bientôt tu comprendras. Parce que bientôt tu accepteras le fait que ta vie pour l'instant n'est que l'ébauche d'un cauchemar éveillé, que des êtres comme nous ne peuvent vivre dans ce monde, et s'ils y parviennent, c'est seuls. Parce que tu vas bientôt comprendre que nous sommes liés depuis cette Aube et ce Crépuscule qui nous ont mariés. Soleil et Lune. Lumière et Ombre. Jour et Nuit. Parce que bientôt, tu t'avoueras que tu m'aimes. Parce que... je t'attends. Je t'attends depuis que je suis ici. Je t'attends depuis toutes les éternités. Parce que je suis la source des Mots et tu es la source des Silences. Parce que je n'a pas peur de toi. Je n'aurais jamais peur avec toi."
Un vertige monstrueux m'assaille. J'ai envie de tomber en arrière, fermer les yeux pour les réouvrir et me dire que ce n'était qu'un rêve d'espoir chuchoté par une part lumineuse de moi étouffée jusqu'ici.
Le monde n'existe plus.
L'autre n'existe plus, celle qui m'a quittée là, je n'y pense plus.
Je ne pense qu'à elle.
Je ne suis...
Qu'un homme. Qu'un loup.
Perdus.
"Respire."
Je respire.
"Respire encore."
Je respire encore.
"Ne dis rien."
Je ne dis rien.
"Suis-moi."
Je la suis.
Comme depuis toujours.






- Les Courbes, les Rêves et le Ciel -



Ceci est une nouvelle que j'ai écrite pour Nathan il y a déjà plusieurs mois. Peut être donnera-t-elle un jour lieu à quelque chose de plus... long. ;)









Silence sur les courbes du vent qui caresse l'herbe du jardin.
Silence sur la lumière pailletée de la rosée du matin.
Silence sur son cœur qui bat au rythme de l'esprit serein.

***

Nathan est assis sur la pelouse, les yeux fermés. Tout le monde dans la maison dort encore, il s'est réveillé malgré lui avec l'étrange impression de devoir sortir de chez lui. Aller écouter le lever du soleil, le voir faire triompher le jour, même s'il doit être un peu plus que cinq heures du matin. Il n'a pas sommeil, il est en paix, en éveil.
Les oiseaux hésitent encore à chanter le début de la journée, Nathan les entend au passage, l'écho de leurs voix s'évaporant doucement dans le ciel de l'aube.
Le garçon ne sait pas pourquoi, mais il attend quelque chose. Quoi dont ? Il ne le sait pas non plus.
Il fait silence et continue de garder les yeux fermés. Son ouïe s'affine et devient son regard sur le monde : le bruissement de la brise sur l'herbe, les insectes toujours en mouvement, un chien qui aboie au loin, une voiture solitaire passe dans une rue, peut être les éboueurs...
Un pas dans la pelouse.
La terre a résonné jusqu'à lui, et ses oreilles lui indiquent que l'on avance vers lui lentement. Il ne ressent aucun danger et ouvre lentement les yeux. 
C'est une petite femme. Habillée d'une toge pourpre, dont les pans épousent des reflets chatouillés de lumière qui attirent l'œil, elle doit avoir plus de soixante dix ans, la peau marquée par le temps, elle marche courbée et une courte chevelure blanche lui barre le front et la nuque. 
Nathan lève les yeux jusque dans son regard. Des billes douces d'un bleu ciel éclatant le cueillent.
La paix du matin vit dans les yeux de la vieille femme, qui s'arrête et s'assoit en tailleur devant lui, un sourire confiant sur les lèvres.
Sans rien dire, elle tend le bras vers lui, le poing fermé sur un objet droit et pointu.
Nathan tend à son tour la main, paume ouverte, sans chercher à comprendre.
Juste chercher à vivre.
La femme lui offre l'objet.
Un crayon.
Un simple crayon.
Le manche est fait d'un bois dur et peint en vert.
La mine est taillée à la perfection, une longue pointe droite et noire.
« Sais-tu pourquoi je te donne le noir ? »
La voix de la femme fait corps avec celle du matin, et résonne en lui comme l'eau d'une rivière.
« Parce que le noir n'est que le résultat du mélange de toutes les couleurs. »
Un sourire approbateur.
« Avec le noir tu délimites le monde des courbes, tu noies les autres couleurs ou te les fait vivre en les faisant danser autour de lui. Le noir se marie avec toutes les autres couleurs. »
« Pourquoi ce crayon en particulier, madame ? »
« Parce que c'est avec lui que tu apprendra à trouver le chemin des courbes, des rêves et celui du ciel. Avec lui tu apprendra à lier ces trois mondes. »
Nathan baissa à nouveau les yeux sur le crayon, qui a l'air si banal entre ses doigts et pourtant, il ne peut pas nier ce petit aura qui l'entoure. Cette impression de le retrouver et non de le découvrir.
La femme se relève sans rien ajouter, laissant Nathan coincé entre incompréhension et acceptation. Alors qu'elle se met déjà en marche mais lentement, le garçon la retient d'une question :
« Qui êtes-vous ? »
La vieille femme se retourne, une flamme malicieuse dans le regard.
« Je suis celle que l'on oublie souvent. Celle qui réchauffe les cœurs ou qui hante les esprits. Je suis celle qui rend parfois visite sans prévenir, celle qui marche à vos côtés en silence, faisant partie du puzzle de vécus qui font que vous êtes vous. »
« Je ne comprends pas. »
Un silence. Le soleil vient de percer la barrière du toit de la maison et se met à illuminer ses cheveux blancs, sa peau parcheminée et ses yeux dans une douce lueur d'or.
« Je ne suis qu'un souvenir. Prends soin de toi, Danseur des Courbes. »
La lumière s'intensifie. S'empare du corps de la vieille femme, la fait devenir elle, et se laisse éclore.
En un millier de bulles de lumières dorées, le souvenir disparaît pour s'évaporer vers le ciel.

***

Nathan est assit à son bureau.
Le crayon est couché sur une feuille vierge, inerte.
Le garçon n'ose pas. 
Il sent l'appel de la courbe, l'appel de la couleur noire, l'appel du dessin, là, tout près.
Mais quelque chose le bloque. Pas de peur en lui, non, un ressenti logé au fond de lui et qui ne veut pas partir. 
Il se lève et se laisse guider par son instinct. Il prend avec lui le crayon et un carnet de croquis, dont l'usure familière le rassure. Il sort de la maison alors que personne n'est encore levé. Cela fait une heure que le souvenir a disparut. Il était resté un long moment perdu, sans savoir quoi faire ou dire, puis, comme si la réalité ou le rêve avait trouvé sa juste place lui, il était retourné dans sa chambre.
Il marche dans la rue, couvert d'une veste, ne fait pas attention à la route ni au trottoir.
Les étoiles se sont effacées du ciel et l'aurore laisse place au jour.
Arrivé à l'angle d'une rue qu'il ne connait pas vraiment, il s'arrête et s'assoit sur le rebord de goudron, seul. Le carnet de croquis sur les genoux, il tient le crayon à la main, suspendu au dessus de la feuille.
Le blocage est toujours là.
« Ce n'est pas sur la feuille qu'est ma place ! »
Les crayons ne parlent pas, assurément. Mais les consciences peuvent traduire pour eux, parfois.
« Où alors ? » se répond-t-il à lui même.
« Là haut, en bas, ici, à côté, à gauche et à droite, où tu veux, mais pas sur la feuille. »
« Sur le trottoir par exemple ? »
« Oui, si tu veux. »
Nathan approche la mine noire sur le goudron. Il hésite un instant puis, trace un trait fin sur le sol.
Il ne se passe rien de notable à part une légère marque noire sur le gris du trottoir. 
« Vas-y, continue, essaie en l'air. »
« En l'air ? »
« Oui, dessine dans l'air. »
Nathan reste un long moment interdit avant de lever la main devant lui, la mine droite et fine, prête à suivre toutes les courbes qu'il lui proposera de créer.
Le garçon se lève.
Un trait. Puis deux. Puis trois. Dans l'air, comme s'il battait un temps un invisible ou qu'il traçait devant lui des formes que lui seul pouvait voir, le dessin s'approche mais on ne le voit pas.
Mais dans ses yeux à lui le crayon dessine quelque chose de vrai.
Les traits noirs se rejoignaient, dansaient ensemble, courbes arrondies, éclats noirs appuyés, zones d'ombres ou d'autres plus claires.
Le ciel.
Cette immensité aux couleurs sanguines, si loin et si proche à la fois.
L'atteindre avec les courbes et le noir.
Nathan pense, conduit le crayon, fait danser les courbes et invite le dessin à apparaître, sans l'obliger à être prédéfini, non, le garçon aime être surpris.
La silhouette a prit forme et l'air, devenu support, se laisse faire.
La réalité a-t-elle été trahie ?
Le rêve s'est-il au contraire enfin ouvert ?
Nathan dessine vers le ciel.
Courbes noires.
Le matin chante désormais.
Et la lumière devient or et blanc.
Nathan s'arrête.
Observe, opine d'un air satisfait.
« Parce que c'est avec lui que tu apprendra à trouver le chemin des courbes, des rêves et celui du ciel. Avec lui tu apprendra à lier ces trois mondes. »
Devant lui, une hirondelle faite des couleurs du ciel de l'aurore s'envole vers celui du jour.
Libre.
***

Silence du vent dans toute la rue,
Silence d'un jour mis à nu,
Silence d'un cœur et d'un esprit émus.







- Neige -





J'ai froid.
C'est tout blanc, ici.
J'avance, seule, lentement, à peine vêtue.
De minuscules étoiles de glace tombent du ciel qui reste silencieux, là, une poudre de flocons qui s'échouent sur la terre et la tapissent d'un manteau qui crisse sous mes pas.
Les grands maîtres l'avaient dit.
Ils avaient appelé ça ...
... De la neige.
C'est doux comme nom.
A l'entendre on ne dirait pas qu'il évoque quelque chose de glacial.
Tout est blanc.
La terre, les arbres de la forêt, le ciel, l'air qui s'échappe de mon nez.
J'ai trop froid.
Je ne suis pas d'ici.
C'est la première fois que je vois et marche dans la neige.
Ma peau mate ne m'est d'aucun secours, pas plus que mes yeux noirs, peu habitués à cette clarté.
Le monde est blanc.
Le monde est froid.
Il faut que je me transforme.
Avec une épaisse fourrure, je devrais pouvoir survivre.
Je m'arrête dans la neige. Les yeux fixés dans le vague, j'essaie d'oublier le froid, le monde, tout le reste.
Se concentrer sur la musique et les rêves.
Les seules choses que le monde invisible communique avec nous, les humains des tribus Australes. La musique pour vivre et les rêves pour connaître demain.
Les rêves avaient annoncés la neige sur mon chemin et la musique faisait vivre ce moi animal. Libre, puissant, fier, autoritaire.
Je l'entends.
La musique de la neige. La musique de mon coeur.
Je suis monde et monde est moi.
Je commence à bondir en avant. J'ai oublié le froid, j'ai oublié ma part humaine. Son apparence.
Pattes l'une devant l'autre, je cours dans la poudreuse qui s'envole à mon passage.
Je suis invisible désormais.
Blanche dans un monde blanc.
Une crinière crème qui se fond dans le décor, un corps musclé qui ne craint plus ce qui l'entoure. Un regard toujours noir qui voit avec précision et sans couleur.
Je m'enfonce maintenant dans la forêt et me coule dans le silence.
Je ne suis plus humaine.
Je suis lion.
Blanc.
Prête à découvrir les épreuves pour devenir une guerrière à part entière.



Ceci devait être au départ un projet commun à trois autres écrivains, mais il a été avorté faute de temps... Enjoy !





- Le Vol -



Voici un texte que j'ai écrit suite à une proposition de ma prof de culture antique, sur un thème imposé : "Des dieux et des hommes", pas le droit à plus de 3 pages. Enjoy !




Comme elle est belle...
Des coulées d'or et de cuivre s'échouent sur ses épaules en ondulant. Une peau d'ivoire que le soleil du matin caresse avec délicatesse, un visage ovale se cache à moitié dans une lourde écharpe verte, tandis qu'un bonnet assorti peine à contenir sa formidable crinière.
Le monde est devenu silence, elle enchante tout autour d'elle, assise sur un banc parmi ses amies, entourée mais profondément seule.
Elle est magnifique.
D'une beauté étrangère à ce monde.
Et moi, en retrait, véritablement exclu, cueilli en plein milieu de la cour et du coeur par une vision d'absolu.
La sonnerie retentit. Brise mon rêve.
Elle relève les yeux dans ma direction sans me voir.
Un regard d'ébène. Un regard de nuit. Qui tranche avec la pâleur de sa peau et le feu de sa chevelure. Mon cœur se suspend au-dessus du réel et de l'ère des hommes.
Elle a regardé vers moi une seconde.
Le temps pour elle de se lever, de remettre son sac à l'épaule et de suivre le troupeau de poules piaffantes qui lui servent de camarades de classe.
Elle ne m'a pas vu. Elle ne me voit pas.
Toujours ce silence à travers le bruit continu, une fleur au milieu des épines, une étoile filante dans la nuit.
Elle disparaît dans le bâtiment C. Je viens de perdre sa lumière.
Ce devait être un songe.
Je reste un long moment ahuri, immobile dans mon manteau noir tout neuf, mes chaussures cirées et mon écharpe grise. Mes yeux, bleus comme un ciel nu, se perdent dans le vague.
Un songe.
La deuxième sonnerie retentit.
Ça y est, je suis en retard pour mon premiers cours au lycée Clémenceau.

                                                                             ***


Elle est là.
Je suis à la fenêtre. 
La nuit a enveloppé la voûte céleste et toute la terre. Il fait froid, mais je ne m'en soucie guère. Je suis obnubilé par quelque chose d'autre que la météo. 
Elle. 
Caché sur son petit balcon où je me suis hissé quelques temps après les cours, je l'ai suivie sans qu'elle ne m'ait aperçu.
Elle ne m'a toujours pas vu. Je n'existe toujours pas pour elle. Même si je cherche sans cesse son regard, ses yeux profonds comme des abysses, pour retrouver cet instant magique qui m'a totalement bouleversé.
Elle s'est couchée en travers de son lit, installé dans cette pièce entièrement tapissée de posters et de photos. Des écouteurs dans les oreilles la coupent du monde, elle sert un emballage de chocolat dans la main gauche.
Le bonheur pétille dans mon corps, une ébullition de désirs et de sentiments émus m'étreignent avec violence.

Il faut que j'entre.

Que je lui avoue ce qui bout en moi depuis quelques jours, depuis que je l'ai vue, depuis que j'ai découvert ma déesse.

J'oublie toutes ces règles sociales dont on m'a parlé.

Il faut que je m'approche, que je la touche, pour me dire que c'est réel, que je ne rêve pas pendant qu'elle dort.
Je caresse la poignée de la porte-fenêtre. Elle se plie à ma demande et m'ouvre un passage vers la chambre.
J'inspire douloureusement.
J'entre et referme derrière moi.
Seule la lampe de chevet l'éclaire, comme le petit soleil de ce matin-là. Je m'approche en tremblant. La musique de son baladeur créer un bruit de fond agréable, elle écoute un orchestre philharmonique jouant un morceau vieux de plusieurs siècles qui est pourtant resté un hymne intemporel.
Endormie, elle respire la beauté et la paix.
Sa peau est aussi douce que je ne l'imaginais, ses cheveux encore plus brillant que dans mon souvenir et sa bouche, rose et ferme, me chuchote un baiser sans que ses yeux ne soient encore ouverts.
Elle ne m'a pas senti entrer. Elle est prisonnière du sommeil et moi je suis pétrifié à son chevet.
Elle respire lentement, et un de mes doigts ose s'échapper vers la courbe de sa joue, mon visage se penche...
Un goût que je lui vole.
Un effluve de chocolat.
Une rencontre de silences.
Mes lèvres sur les siennes.
J'oublie qui je suis. J'oublie d'où je viens.
La sensation s'efface peu à peu. Je me détache. J'ouvre les yeux à nouveau, tentant de savourer le plus longtemps possible ces derniers instants.
Elle me regarde.
J'existe. Enfin.
Elle s'est réveillée.
Regard de nuit. Regard de peur.
C'est moi qui sursaute.
C'est elle qui se met à crier.
Je m'enfuis.
Elle se relève d'un coup et me poursuit jusqu'au balcon. Je saute sans réfléchir.
Huit étages s'ouvrent à moi. Le vide et le ciel.
J'ouvre les bras. Le vent m'accueille en son sein et me soutient. Je m'arrête en cours de route.
En suspens.
Je vole.
Je vole et je me retourne vers elle, debout dans l'air.
Elle me regarde.
Un immortel face à une Fille d’Ève. 
Moi si loin d'elle. Venant d'un autre monde. Pour goûter au sien quelques jours.
Sa bouche est déformée par des mots d'incompréhension qu'elle n'arrive pas à prononcer.
C'est un demi échec.
Elle ne pourra jamais dire ce qu'elle a vécu.
Et moi, je repars, sans son regard.
Une saveur de chocolat sur les lèvres et dans le coeur.





EDIT : j'ai beau essayer d'arranger ça, la taille change selon son envie et l'une des dernières phrases a carrément changé de police Oo ... Désolée ^^"



Voici une nouvelle écrite vers janvier, pour l'anniversaire de deux amies de mon forum préféré :)
J'avais décidé d'écrire quelque chose dans un style frais, ridiculisant les codes de la fantasy, tout en les gardant appréciables ... Un texte à plusieurs niveaux de lecture qui fait du bien :)
Autre particularité, la vraie Mathilde est une vraie fan du personnage principal de ma trilogie en cours : Gabriel. Alors, pour épicer la chose, j'ai mêlé mon roman à l'histoire. Donc, pour faire simple, Gabriel représente son personnage préféré, et Louna, moi-même.

Enjoy !





- La mélodie des Rêves -





Il me regarde intensément.
Regard d'un vert hypnotisant, regard en amande, regard de silence.
Je suis sur ma chaise, mal à l'aise, la classe n'ose pas bouger d'un cil, émettre un seul son, on dirait même que tout le lycée a été stoppé dans le temps.
Il me regarde.
Élancé, assez grand. Une peau caramel. Des cheveux noirs, soyeux, des lèvres couleur de miel. Habillé d'un pantalon de lin teint gris, ample et qui met en valeur son torse drapé d'une veste serrée à l'allure d'un kimono.
Un rêve.
Il me regarde.
Et s'avance vers mon rang.
« Je cherche Mathilde. »
Sa voix, avec des tons graves, posés, doux, avait résonné quelques instants plus tôt, lorsqu'il avait ouvert la porte dans un mouvement aussi souple que contrôlé. Je flotte en moi-même, dans cette pièce remplie d'une quarantaine d'élèves et du professeur de français, aussi tétanisés que moi.
Pourquoi personne ne rigole, pourquoi personne ne pose de questions, pourquoi sont-ils aussi abasourdis que moi ?
Ce n'est pas possible. Il est là, devant moi, terriblement attentif. Je ne peux pas m'empêcher d'avoir l'impression de le connaître.
Mais où ? Quand ?
Et surtout... Qui ?
« J'ai besoin de te parler, tu sors avec moi cinq minutes ? »
Sa voix à nouveau, si agréable, je ne bouge toujours pas.
Pourquoi ? Que j'aurais voulu demander une fois de plus. Rien n'est sorti de ma bouche, même pas une remarque du professeur ahurie comme les autres, comme moi. Je me lève.
Sa main prend la mienne, m'entraîne, le rêve se déroule devant moi, impuissante, légère.
Passé les couloirs froids éclairé par la lumière fine et blanche du dehors, nous sommes dans la cour, entre deux bâtiments de briques rouges.
« Qui es-tu ? »
Ça y est, je me réveille.
Il me regarde encore une fois, je le connais, j'en suis sûre.
« Miguel. »
Je ne connais personne de ce nom-là. Au secours … !
« Je... Tu... Qui es-tu ? »
La répétition, débile, le fait encore sourire. Instant lumineux. Apaisant. Je vais fondre ...
« Miguel, répète-t-il avec douceur. Je viens des Nébuleuses, mon frère est avec une Rêveuse et je suis là parce que nous avons besoin de toi. »
Je cligne des yeux. Oulalala... !
« Ton frère ? Nébuleuses ? Rêveuse ? »
Décidément, je suis folle et débile en même temps. Encore un sourire de Miguel, il ne sait que faire ça on dirait, je respire. Oui, Mathilde, respire...
« Mon frère s'appelle Gabriel et la Rêveuse, c'est Louna, une créatrice de Nébuleuses, les rêves. »
« Gabriel... »
« Tu le connais, n'est-ce pas ? »
« Euh... J'ai... J'ai lu. »
« Bien. Donc moi, je suis son petit frère et je suis un Récolteur de Songe. Cette nuit, toi et moi, nous allons remettre en place la clochette des rêves. »
« Mais... Mais... Tu es... »
« Un Rêvé, oui. Chacun son monde et j'ai besoin de toi pour sauver le mien ce soir. »
« Je... Je... »
« Doucement, Mathilde, murmure-t-il en me reprenant la main. Tout va bien aller. Je te protégerai. »
« Me protéger ? De qui ? »
« Des Croqueurs de Songe. »
Je reste muette.
Rêve ou cauchemar ?
Rien de réel en tout cas.
Je crois que je suis tombée par terre, sous le choc.
Oui, je suis partie en arrière, mais Miguel m'a rattrapée. Ouf...
Il a de la force dans les bras, son regard ne me quitte pas, je me sens mieux.
« Louna m'avait prévenu que ça risquerait de t'effrayer, mais je ne pensais pas que ce serait à ce point. Je suis désolé, je ne suis pas doué avec les mots. »
Je suis à moitié au sol et à moitié contre lui, mon cœur s'est perdu dans un battement infernal, je le sens cogner douloureusement contre mes tempes, ma tête tourne. Mathilde, respire !
« J'ai vraiment besoin de toi. » me souffle alors Miguel, hypnotique. 
Je ne sais pas s'il s'en rend compte. Totalement hypnotique. Pas doué avec les mots ? Tu parles... Je fonds, ça y est !
« Mais je ne suis personne... »
« Tout le monde est personne tant que l'on arrive pas à être soi. Il faut juste remettre la clochette des rêves à sa place, pour empêcher les Croqueurs de Songe de détruire les expressions nocturnes des subconscients des Mondes. »
« Et Louna ou Gabriel, ils ne pourraient pas le faire à ma place ? »
Quelle idée... Mathilde, tu es en train de proposer qu'une personne imaginaire en aide une autre pour un travail qui ne touche pas aux choses rationnelles... Folle et débile, je l'avais dit !
« Ils sont occupés... Des histoires avec un Mangespoir je crois, et c'est pas gagné... Enfin... De toutes façons, il n'y a que toi qui puisse remettre la clochette dans l'écrin du ciel. »
« Je ne comprends rien... Quelle clochette ? Pourquoi moi ? »
Me remettant petit à petit, je m'étais redressée, nous parlons maintenant assis face à face.
Miguel, c'est Gabriel en plus jeune. Le même, avec des yeux verts qui font frissonner, et il est là, en chair et en os, tout près, je peux le toucher. Il est ... Réel.
Peut-être.
Merveilleux et effrayant.
« Tu es la porteuse de la clochette des rêves. »
J'ai voulu nier ou pouffer. Mais ses yeux m'enchaînent à lui et ils fixent mon cou, je baisse les miens.
Mon grelot.
Le grelot que j'avais trouvé dans un carton des affaires de noël. Pendu contre ma peau, que je prends souvent entre mes doigts, comme un tic qui rassure.
Encore un sourire dans les yeux de Miguel. Je me suis laissée porter.
Après tout, s'il le veut, je peux me mettre à croire que la lune est habitée sur la seule preuve qu'il y a là-haut de la lumière...
Nous sommes retournés à l'internat. Devant la chambre que je partage avec Inès, une petite rousse pleine de verve, je sens combien les choses vont être bouleversées, et le pire, c'est que j'y suis de plus en plus consentante. Et pourquoi ça ? Parce que oui, l'aventure, l'inconnu, la nuit, ce n'est qu'un rêve, mais je veux le vivre. Au moins essayer. Une fois dans ma vie.
« Prends juste des vêtements chauds, le reste nous n'en aurons pas besoin. »
J'obéis à Miguel qui veille au pas de la porte, il n'a pas fait un mouvement vers l'intérieur, comme gêné.
« Où allons-nous ? »
« Les Nébuleuses ne s'ouvrent qu'à la tombée de la nuit. Nous allons monter sur les toits de la ville. Les rêves, comme de l'eau qui s'évapore, ils remontent en silence vers le ciel. Et ce sera à travers eux que nous trouverons l'écrin dans ce dernier. »
« Mais... la clochette... l'écrin... pourquoi ? »
Peut être avais-je été un émetteur en morse dans une autre vie...
« Les rêves font partie de l'harmonie des Mondes. Et l'une de ses ultimes harmonies, c'est la musique. Elle est le langage universel. Ainsi, la clochette est la gardienne de la rencontre de deux harmonies. Elle sonne le début et la fin du temps des rêves de la nuit. Sans elle, les rêves se perdent et sont détruits, brisant l'équilibre des choses telles qu'elles doivent être. Mais il faut que la nouvelle clochette soit placée dans l'écrin pour remplir sa fonction et ce, dès ce soir. »
J'ai fini et passe en bandoulière un petit sac par dessus mon manteau. Je suis maintenant en face de lui, prête à partir, prête à tout entendre, ou presque...
« La nouvelle clochette ? »
Ma répétition ne le fait pas sourire. Pour la première fois. Au contraire, il baisse les yeux, me privant de sa flamme verte qui me tient en confiance.
Lassé ? Il fallait bien que ça arrive...
« L'ancienne porteuse a été tuée par les Croqueurs de Songe. »
Je ne suis pas retombée par terre.
Juste un silence.
Lourd de sens.
« Mais j'ai dit que je te protégerais, se reprit-il avec vigueur et détermination, me regardant à nouveau droit dans les yeux, enivrant. Et je le ferai. Je suis prêt à donner ma vie pour la tienne, je le jure. »
Un frisson s'empare de mon corps malgré moi.
Il pourrait mourir de ridicule face à des regards extérieurs, mais là, je ne peux rien expliquer, je le crois.
Je rougis et évite son regard, un faible sourire sur les lèvres.
« Allons-y » dis-je pour me donner contenance, partant dans les couloirs.
Nous sortons des bâtiments sans dire mot, gênés. Et je reste troublée jusqu'à ce qu'il s'arrête devant le portail, ouvert sur la ville, sans signe de vie du concierge.
« A partir de maintenant, reste près de moi. La nuit va tomber très vite, et sur les toits, ce ne sera pas simple, en plus du fait que tu ne sais pas te battre ni avancer comme les Danseurs de Brume. »
« Merci, très aimable. »
Son rire me cueille. Un éclat clair, court, brillant. Je respire. Nous nous détendons.
« Tu n'en restes pas moins la plus importante. »
Je vire une fois de plus à l'écrevisse. Mathilde, tais-toi !
Miguel m'emboîte alors le pas. Pas le temps d'y réfléchir plus. Sauvée...

Mon lycée se trouve en plein centre ville, lieu que je connais assez, et pourtant, c'est lui qui me guide, marchant en silence à mes côtés, et me désignant les directions à prendre d'un petit mouvement discret du menton.
Nous nous sommes peu à peu enfoncés dans un quartier vide et froid, mon cœur se remet à battre plus fort. Nous avançons épaule contre épaule, lorsqu'il me prend la main et la serre. Nous sommes entre deux bâtiments de pierre blanche aux toits de tuiles bleu foncé. Et, entre les fenêtres et leurs corniches, s'élève une échelle de fer.
Je me suis arrêtée.
Rouillée, pas du tout rassurante.
Et puis, je ne lui ai pas dit, mais j'ai quelques soucis de vertige.
Le total boulet, quoi.
« Monte la première. » m'enjoint Miguel, regardant tout autour de lui, sur ses gardes.
Je frissonne encore un peu. D'appréhension, cette fois. Et j'obéis.
Finalement, la structure se révèle sûre et je me hisse sans trop de mal, mais avec la tête commençant dangereusement à me tourner, six mètres de hauteur, tout de même !
L'air est plus doux sur les toits.
Comme déshabillé des odeurs de la ville, peut-être aussi parce que l'on peut récolter ici les derniers rayons du soleil qui s'en va vers d'autres horizons, et que nous sommes dans un royaume de silence, apaisant.
Je me suis assise, c'est plus sage, et Miguel m'a rejoint.
« Ton monde est étrange, murmure-t-il, le regard perdu dans le ciel. Un mélange de beau et de laid, d'espoir et de désespoir. Les gens qui y vivent sont mornes et pourtant, vous êtes parfois capables de choses extraordinaires. »
« Parfois... » dis-je dans un soupir.
« Le ciel va bientôt laisser apparaître les étoiles. Dès que je serais assuré de ta sécurité, tu me montreras où se trouve l'écrin. »
Je ne peux m'empêcher d'avoir un hoquet.
« Quoi ?! »
« Quoi, quoi ? »
« Tu attends de moi que je t'indique où se trouve l'écrin de la clochette ?! »
« Chaque porteur le sait. »
Un silence. Je panique.
« Mais pour moi ce grelot n'est qu'un grelot ! »
Miguel se tourne vers moi, sourcils froncés.
« Tu ne me crois toujours pas ? »
« Comment pourrais-je te croire ? Tu débarques comme ça et me débites toutes ces choses mais qu'est-ce qui prouve que ce n'est pas juste une énorme blague ? Gabriel, Louna, ils n'existent pas. Ils sont inventés. »
« Ils sont les symboles des personnes réelles. »
« Et alors ? Ils restent imaginaires ! »
« Être imaginaire veut donc dire que ça n'existe pas ? »
« Pas dans le monde réel, en tout cas. »
« Et alors, je n'ai jamais dit qu'ils existaient dans ton monde. »
« Mais... »
« Mais rien, tu as peur et tu fais comme tout le monde, tu nies ce qui te dérange. »
« ... »
« On a le droit d'exister autrement que par les moyens de ton monde. Que fais-tu des mots ? De la musique ? Du cinéma ? Votre art n'est que le reflet de mon monde. Le rêve. Et je ne permettrais à personne de dire que je n'existe pas. Je suis un Rêvé, c'est autre chose. Allez, regarde-moi dans les yeux, et ose dire que je suis un fou que tu suis juste parce que tu me trouves drôle et mignon. »
Un silence. Je rougis.
« Que vous existiez ou non, je n'ai aucune idée de où caser mon grelot dans le ciel pour qu'il annonce le début et la fin des rêves ! »
Nah ! Même pas vrai, que t'es mignon.
Je te suis juste parce que...
Enfin bref.
Il soupire et lève les yeux au ciel, tiré entre bleu et or.
« Alors il n'y a plus qu'à espérer qu'une Fée nous vienne en aide. »
Je souris. Une Fée. Et puis quoi encore ? C'est reparti pour un tour...
« Et bien c'est possible ça, bonsoir à vous ! »
Miguel et moi sursautons d'un coup, je pousse même un petit cri de surprise.
Elle est là.
Juste derrière nous, enveloppée d'un long manteau gris, ses cheveux châtains caressés par la brise du crépuscule, ses yeux noisette pétillant du sourire à la fois timide et malicieux qui éclaire son visage.
« Qui es-tu ? » lui demande Miguel qui s'est redressé, prêt à se battre, je sens son corps tendu comme un arc.
« Doucement. Tu as demandé mon aide, alors je suis là. »
« Une Fée ? » risque-t-il en se détendant un peu.
J'hallucine. Un Rêvé et une Fée. J'ai dû fumer un pétard hier soir, et je suis toujours dans mon lit, en train de délirer les yeux fermés, Inès va venir me réveiller...
« Oui, je suis la Fée Sophie. »
« Et qu'est-ce que tu viens faire là ? » que je demande, non sans une certaine insolence, je dois l'avouer...
Elle plisse les yeux, son sourire devenant une virgule au coin de sa joue, pas du tout vexée.
« A vous de le savoir, c'est vous qui voulez de l'aide ! »
Je ne réplique pas, c'est Miguel qui prend les devants. Il a l'air de croire à tout ça, lui.
« Nous voudrions savoir où se trouve l'écrin de la nouvelle porteuse de la clochette des rêves. »
« Oulah, c'est pas n'importe quoi ce vœu. Je m'en doutais bien vu ce qui se joue ce soir. Et les Croqueurs vont bientôt débarquer, je m'en doute aussi. Alors faisons vite. »
« Hein ? Les Croqueurs ? » relève Miguel, de nouveau en alerte.
« Oui, mais c'est à vous de le vivre, pas moi. Donc une chose à la fois. Bon, ce coup de pouce. C'est simple : le cœur des hommes est pareil aux étoiles, et ce sont les rêves qui donnent de l'espoir à ces étoiles. La musique, elle, peut appeler les rêves, et le seul lieu où elle est véritablement entendue, c'est dans le cœur des hommes. L'écrin est juste l'écho de la clochette. Ah mince, ils vont arriver, j'y vais ! Bonne chance ! »
Et elle a disparu. Comme ça.
Pouf !
Accompagnée de pétillements de lumière qui se sont dilatés dans la nuit en quelques secondes.
Puis plus rien. Juste la nuit.
Je cligne de nouveau des yeux. J'entends mon cœur battre lentement la mesure de mon souffle, je suis en suspens.
Je suis restée totalement béate devant ce que je venais de voir un long moment, jusqu'à ce que Miguel se mette à me crier dessus, en fait.
« Mathilde, ils sont là !!! Elle a dit vrai ! Les Croqueurs de Songe sont là, fuis !!! Mathilde, fuis ! »
J'ai repris conscience de moi-même et du monde en apercevant cette meute progressant à la vitesse de la lumière vers nous.
Les Croqueurs de Songe.
De la taille de gros chiens, la fourrure d'un gris sale, des yeux fendus habités d'un air aussi féroce qu'indifférent aux plaintes et à la douleur, une gueule garnie autant que celle d'un crocodile, souples et terriblement vifs.
Je n'en ai compté qu'une dizaine avant qu'un instinct de survie improbable me lance, toutes jambes à mon cou, dans la direction opposée, pour courir le plus loin possible d'eux.
Tout commençait à défiler devant mes yeux ouverts, l'arrivée de Miguel, notre discussion, notre marche dans la ville, son regard, son sourire, et moi, et moi...
Qui n'avais rien fait que de me plaindre, que de nier, de tergiverser, d'essayer de ne pas exister dans cette histoire.
Je cours encore quand les premiers cris de Miguel déchirent la nuit. Je me retourne tout de suite, terrifiée.
Il est à des dizaines de mètres de moi, pourtant je vois briller son courage, seul face à la multitude de crocs et de griffes qui fusent vers lui, muni d'un sabre qui sort de je ne sais où, fait d'une courbe argentée qui s'élance de tous les côtés, fière et rapide, tentant d'endiguer toutes les attaques des Croqueurs de Songe.
Ses cris sont des appels à la rage de vaincre, des cris de guerrier, pourtant, au fond de moi, s'installe cette évidence : il n'a aucune chance.
Peut être n'aurais-je rien dû mettre en doute, mais au moment où cette pensée éclot en moi, Miguel est fauché par un revers puissant, l'envoyant rouler sur le toit, au risque de le faire tomber au sol, à six mètres de nous.
Mon cri rappelle à nos adversaires ma présence et dévoile ma position.
Triple sotte !
Se détournant facilement de Miguel qui, je crois, a réussi à se rattraper à la gouttière, les bêtes s'élancent dans ma direction, aboyant, bavant par avance du plaisir que leur procurera ma chair entre leurs dents.
Je ne bouge pas, trop inquiète pour Miguel que je ne vois toujours pas resurgir sur le toit. Je voudrais l'appeler, lui crier qu'il peut y arriver, mais mes mots sont restés dans ma gorge serrée.
J'arrête presque de respirer...
Bond fulgurant, cri puissant, une silhouette atterrit souplement sur la ligne des tuiles d'un toit à plusieurs mètres de moi.
Un regard vert.
Déterminé.
Une peau caramel.
Miguel.
Les monstres sont presque sur moi, je n'esquisse aucun geste de repli ni de fuite. De toutes façons, je suis ne suis pas du genre à pouvoir me faire le marathon des toits d'Amiens !
Non, il faut que je trouve l'écrin avant qu'ils ne soient là.
Vite.
Très vite !
Fée Sophie, aide-moi...
« L'écrin est juste l'écho de la clochette. »
Je lève les yeux vers le ciel.
Miguel vient d'arriver à mon côté, courant encore pour s'interposer une nouvelle fois. Un pied devant l'autre, il défie des yeux les bêtes qui se sont arrêtées à quelques pas de nous.
Un silence et moi toujours la tête dans les étoiles.
« L'écrin est juste l'écho de la clochette. »
Je dois y croire.
« Qu'une fée nous vienne en aide... »
Mon murmure est aussi vibrant que si j'avais hurlé, comme un aveu qui prend une bonne partie de nos forces...
Auréole de lumière.
« Je suis là ! Oh ! Mince... »
La Fée, toujours dans son manteau gris, vient d'apparaître à côté de Miguel qui ne bouge pas d'un cil, son épée tendue vers ses ennemis vociférant d'impatience.
« C'est quoi ton vœu, miss ? » me demande-t-elle en se tournant vers moi, légèrement pressée.
Je souris. Un peu plus sûre de moi.
« Aide Miguel. Je sais que les Fées ne se battent pas souvent, mais là, c'est urgent... »
Sophie éclate de rire.
« Nous, pas nous battre ? Tu vas voir ce que tu vas voir ! »
Elle sort alors du col de son manteau un collier serti d'un pendentif représentant un éléphant blanc.
«  Allez, Leeloo, à toi de jouer !!! »
Les mots de la Fée deviennent des bulles se détachant de sa bouche pour venir se déposer sur le pendentif qui s'illumine.
Une respiration plus tard, l'éléphant blanc prend vie devant nous.
Haut comme deux fois Miguel, blanc et rond à souhait, l'œil serein et la démarche majestueuse, Leeloo s'avance devant la ligne des Croqueurs de Songe, confiant.
Les chiens de la nuit baissent les oreilles, intimidés, mais sans arrêter de cracher et de gratter la terre d'un air avide.
Je laisse de côté tout cela.
Il faut que je me concentre.
« L'écrin est juste l'écho de la clochette. »
Les étoiles brillent, aux intensités différentes et créant une palette de lumières scintillantes dans un bleu quasi noir maintenant, je n'entends que le ciel désormais, son silence et son chant.
« L'écrin est juste l'écho de la clochette. »
Mes doigts se referment sur mon grelot. Puis, doucement, je détache mon collier de mon cou et tiens la petite clochette devant moi.
Et je la fais sonner.
Tendrement.
L'écho fourmille d'un éclat clair et doré, s'étalant dans le monde, solitaire et joyeux, se propageant comme une onde de lueurs éternelles.
Étincelles de vie dans le son et autour de moi.
J'entre dans le creux créé par le tintement du grelot, je me sens décoller du sol, totalement hors du monde.
Ou juste à sa plus grande frontière.
Entre les mondes.
Le mien et les autres, invisibles.
Au milieu de la mélodie des rêves.
Je ne peux pas voir que Leeloo, à l'aide de fulgurants barrissements et de coup de pattes sur les toits, fait reculer peu à peu les Croqueurs de Songe qui ne peuvent rivaliser, tentant de lui sauter à la gorge, mais c'est sans compter sur la vigilance de Miguel qui se déplace avec la vivacité d'un chat pour former une véritable bulle de protection autour de l'éléphant blanc.
Je suis à présent suspendue à un mètre du sol, le corps pendant et les yeux remplis d'étoile.
Ma petite clochette se met à briller d'elle-même et à s'élever dans le ciel, telle une étoile filante retournant chez elle.
Et avec elle, une part de ma force s'échappe de moi, me retirant ma lucidité et ma maîtrise de moi-même.
Alors que le grelot s'en est allé dans l'immensité de la nuit, à l'aube des temps, là où il pourra exercer sa fonction première, les Croqueurs de Songe hurlent.
Un hurlement de douleur.
Échec.
Leurs cris n'ont pas le temps d'être entendus dans tous les alentours qu'ils se diluent dans l'air, laissant à Miguel et à Leeloo le spectacle de leur disparition dans le néant.
Jusqu'à ce qu'un nouveau porteur se présente à la porte des mondes.
Miguel est sur le point de pousser un cri de victoire lorsqu'il se retourne dans ma direction et me voit, inanimée au-dessus du sol, en train de redescendre peu à peu.
Il se précipite et me récupère. J'ai perdu connaissance.
« Mathilde ! Mathilde... Parle-moi... »
Derrière lui, Leeloo émet un dernier barrissement satisfait avant de redevenir le pendentif sur le cou de Sophie. Cette dernière finit par s'approcher de Miguel et de mon corps.
« Déposer la clochette demande un effort très important, il lui faudra du temps pour s'en remettre. »
« Elle va bien ? Dis-moi qu'elle va bien ! »
« Oui, laisse-la se reposer. Oh, regarde ! »
Tout autour de nous, tels des filets garnis de paillettes de toutes les couleurs, des bulles s'élèvent, passent à travers les toits et tout ce qui pourrait les empêcher de monter dans le ciel.
Les rêves.
Libres d'aller là où on les attend, dans des mondes où ils pourront grandir et changer des vies.
Les rêves de toute la ville...
Du monde.
Mais Miguel ne s'en soucie pas une seconde, il est toujours penché vers moi, tenant mon visage dans sa main et de l'autre me serrant solidement contre lui.
« Je vais vous laisser. J'ai réalisé assez de vœux pour aujourd'hui. Et moi aussi je dois me reposer un peu. »
Miguel lève un instant les yeux vers elle, reconnaissant.
« Merci pour tout. »
« Je n'ai fait que mon travail de Fée. »
« Salue ta reine pour moi. »
« Oui, je n'oublierai pas. »
« A bientôt ... »
« Peut-être, qui sait ! »
Et elle disparait en une centaine d'éclat lumineux, dans une douceur enchanteresse.
Miguel se concentre à nouveau sur moi, je gémis, fronçant les sourcils devant ma difficulté à revenir à moi.
« Mathilde ? C'est Miguel... oui, réveille-toi ! »
« Hum... J'ai la tête qui tourne... qui tourne... »
« Sophie a dit qu'il te faudrait du temps... »
« Sophie... Elle … Vous avez réussi ? … Et les Croqueurs ? »
« Nous avons tous réussi, Mathilde. Toi la première. Tu as déposé la clochette des rêves et les Croqueurs de Songe sont repartis dans le néant d'où ils venaient. »
« Je... c'est vrai ? J'ai réussi ? »
Le garçon me sourit. Un bol d'air pur versé sur mon cœur.
« Regarde autour de toi ... »
J'ouvre maintenant entièrement les yeux. Et les rêves qui s'envolent de partout, frêles et forts à la fois, bulles de couleurs et de vie s'élevant vers les hauteurs, me font l'effet d'un onguent apaisant.
Des rêves...
« C'est magnifique... » dis-je, émerveillée.
Miguel, au-dessus de moi, ne m'ayant pas quittée des yeux, murmure :
« Oui, magnifique. »

***

Silence.
Inspiration.
Libération.
Partage.
Un chemin.
Qui continue.
Un peu plus loin.
Là où vous le mènerez.

***

Louna se réveille avec lenteur.
Elle se délecte des derniers souffles de son rêve.
Deux noms qui résonnent en elle.
Un sourire.
« Belle route à vous deux. »
La pensée, sincère, s’échappe vers la réalité.