lundi 20 juin 2011

The Sky's Alliance

Voici une nouvelle écrite en un temps record : 3 jours pour 20 pages !
C'est un cadeau d'anniversaire, pour un certain Dragon :)
Enjoy !





- The Sky's Alliance -



Le coup passa à quelques millimètres de son visage.
Le trait, parfaitement ajusté et vif, acheva son chant clair dans le vide. Le sabre se replaça immédiatement en position d'attaque, mais le jeune guerrier n'était pas prêt.
Il devait affronter ces brigands de grand chemin qui l'encerclaient, seulement puissants de par leur nombre. A un contre quatre, même armé, même endurant, il n'avait pas la moindre chance. Non, face aux Razña, la mort ne pouvait que vous sourire d'un air malicieux.
L'un de ses adversaires eut un rictus de victoire à la vue de son regard perdu, et soudain, engagea de nouveau le combat. Deux lames d'acier s'élancèrent à la fois à sa droite et à sa gauche.
Le jeune homme para, vrilla, tenta quelques bottes, sans faire un pas en arrière.
Car fuir était inenvisageable.
Lui, Tristan, fils de la nation des Garëns, ne pouvait tergiverser.
Tandis qu'un éclat d'acier fendait vers sa joue, il jeta violemment son corps en avant, brandit son épée et désarma un assaillant qui roula sur le sol, hébété.
Utilisant à son avantage cette ouverture salvatrice, Tristan redoubla de force, porté par un espoir qui se faufilait en lui, et fit tournoyer son épée en amples arcs de cercles autour de lui, tel un bouclier répulsif.
Ils reculèrent tous devant lui et, à cet instant, le jeune guerrier croyait gagner sa chance de survie.
Jusqu'à ce que le chef de ses ennemis, un homme de haute stature, passe outre la barrière mouvante qu'avait créée Tristan, et se décide à stopper d'un coup sec l'arme du jeune homme, envoyant cette dernière valser dans les airs, puis pour atterrir à plusieurs mètres de son propriétaire.
Tout d'abord sonné, Tristan n'eut la vie sauve que grâce à un prodigieux réflexe qui le poussa en arrière quelques secondes avant que son adversaire n'abatte sa hache au-dessus de lui, comme s'il tentait de le scinder en deux.
Impuissant, il ne bougea pas, le cœur rageur.
Il avait été un imbécile de venir au Lyam.
Ce fut la première pensée qui jaillit dans son esprit lorsqu'il vit l'arme tracer une ligne droite vers son abdomen.
Territoire sauvage limitrophe au Royaume du Garën, il était devenu encore plus dangereux depuis que des groupes brigands le hantaient, à cause d'une absence totale de civilisation au Lyam. Pas de roi ni de seigneurs, encore moins d'armées ou de cités fortifiées, le Lyam n'était qu'une vaste terre habitée par des nomades indifférents qui bâtissaient de manière anecdotique quelques villages isolés. Peuple fier et libre, ils n'avaient aucune notion de bienséance, ni même de solidarité.
Se maudissant pour son imprudence, Tristan attendit sa mort, dans la honte et le silence.
Le tranchant de la hache joua avec les lueurs ocres du jour, tandis que l'herbe rase de la plaine se laissait caresser par le souffle d'une brise orpheline, et que le chant d'une rivière toute proche émoussait tendrement le calme des environs...
Soudain, un cri s'éleva.
Un cri de rage, un cri de guerre.
Le chef des voleurs fut projeté sur le côté, roula au sol, agrippé par une forme aussi indistincte qu'animale.
Peu à peu, les deux adversaires se relevèrent et Tristan put enfin détailler celui à qui il devait la vie.
Pas celui.
Mais celle à qui il devait la vie !
Une jeune fille, grande et à la peau quasiment noire, faisait face à son adversaire encore sonné. A demi accroupie, le corps à la fois souple et tendu comme un arc, vêtue d'un pagne tressé et d'une paire de bottines de cuir.
Des lacets colorés entouraient ses jambes et ses bras, fixant un court haut en peau tannée sur sa poitrine, presque cachée sous une longue chevelure coiffée de perles multicolores et de plumes.
Mais au-delà de sa fière allure, son regard ambré irradiait d'une force incommensurable.
Sauvage.
Elle tenait avec férocité devant elle une lame incurvée, gravée de signes barbares et dont le manche était serti d'un ruban parme.
Prête à mettre en exécution la menace que ses yeux chuchotaient d'un ton déterminé.
Subjugué, Tristan en oublia sa position précaire et eut juste le temps d'entendre un nouveau cri de la jeune guerrière, qui fit décrire à son arme une ample courbe mortelle dont le cœur du brigand fût la cible.
Retentit alors le dernier souffle de l'homme qui, coupé dans son élan, s'effondra à terre, inerte.
Les mains et le visage rougis de sang, la jeune fille se retourna vers les autres qui encerclaient toujours Tristan sans oser bouger. Un sourire carnassier s'esquissa sur ses lèvres roses, porté par son regard perçant.
Peau noire et yeux dorés.
Terriblement féline.
Terrifiés suite à la disparition à peine croyable de leur chef, les voleurs eurent un instant d'hésitation, lorsque la guerrière fit brusquement un pas vers eux dans un mouvement agressif.
Leur sursaut commun ainsi que le bond en arrière qu'ils accomplirent finirent par les convaincre eux-même du danger qui émanait de la jeune Lyam.
Ils décampèrent sans demander leur reste, sous les yeux altiers de la jeune fille.
Une fois leurs ennemis partis, la guerrière se redressa, observa un dernier instant le corps de sa victime pour s'en détourner définitivement afin de se concentrer sur le garçon qui la fixait d'un air perdu.
Sa longue cape bleue mettait en valeur de larges épaules, sous laquelle elle découvrit une légère armure faite de plaques de cuir et d'acier, qui le protégeait des pieds au col.
Dans ses yeux brillaient des éclats azurs ressortant à travers les quelques mèches brunes qui barraient son front, mais son visage aux traits fins n'était pas garni du menton volontaire si récurrent chez les Garëns. Elle l'estima encore un moment, avant de se retourner sans mot dire et de se diriger vers la rivière qui serpentait au milieu du plateau vert.
Interloqué, Tristan se secoua pour reprendre ses esprits, doutant de ce qu'il avait vu, de ce qu'il venait de vivre.
La silhouette de la jeune fille ne se détachait pourtant pas de sa rétine... il ne rêvait pas !
S'empressant d'aller récupérer son épée, il contempla les alentours, vides de toute présence humaine, hormis la sienne et celle... de la belle inconnue.
Il se décida rapidement à l'interpeller, car il n'avait aucun moyen de se repérer et une aide de cette Lyam, même si elle ne devait pas comprendre grand chose à la noble langue Garën ni à leur coutume, ne lui serait pas de refus.
Après tout, il lui devait la vie.
Il devait la vie à une Lyam.
Écartant d'un geste nerveux cette terrible pensée de son esprit, il se mit à courir pour la rattraper.
 - Hey ! Attends ! l'appela-t-il tandis que la jeune fille marchait droit devant elle en lui tournant le dos.
La guerrière l'ignorait totalement, jusqu'à ce qu'il la rejoigne. Le souffle court, il se présenta à son côté :
 -  Excuse-moi, reprit-il, mais je voudrais te poser...
Tout à coup, l'inconnue fit volte-face, ses yeux ambrés étincelant de détermination. Elle se planta raide devant lui, les mâchoires serrées.
- Tu vois la rivière que nous venons de traverser ? Elle est la frontière entre nos deux mondes. A partir d'ici, tu te trouves sur les terres sauvages du Lyam, et je n'ai plus aucune obligation de courtoisie envers toi. Alors, va-t-en !
Sonné par ce qu'il venait d'entendre, Tristan mit quelques instants à reprendre contenance, puis fronça les sourcils :
 - Ça a au moins le mérite d'être clair, répliqua-t-il d'un ton froid.
Satisfaite, la guerrière exécuta un demi tour sec sur ses pieds et prit la direction de l'est, la démarche souple et fière. Une fois séparés de plusieurs mètres, elle soupira de soulagement, lorsque la voix du garçon s'éleva derrière elle :
 - Et depuis quand les sauvages du Lyam sauvent-ils des Rniaq comme moi ?
Rniaq.
Ce mot signifiait « imbécile » dans la langue natale de la jeune fille.
Comment cet inconnu pouvait-il le connaître ? Aucun Garën n'apprenait le langage du Lyam !
La curiosité l'emporta sur le dégoût et elle se retourna dans une attitude condescendante, les poings sur les hanches.
 - Comment connais-tu ce mot ? lui cria-t-elle pour couvrir la distance qui les séparait.
 - Rniaq ? C'est mon père qui m'a enseigné quelques bases de votre dialecte.
 - Dialecte ?
Même là où il se trouvait, Tristan vit les mâchoires de la guerrière se contracter de colère. Il n'eut à attendre que quelques secondes avant qu'elle ne s'avance jusqu'à lui, le pas rageur.
  - Dialecte ! lui cracha-t-elle à la figure. Oui, pourquoi ai-je sauvé un Rniaqnrès dans ton genre ? Peut-être que les Lyams sont plus humains que ne le croient les Garëns ? Ou, non, peut-être que j'ai eu simplement pitié d'un des leurs qui ne sait pas se servir de sa cervelle et encore moins de son arme !
Le jeune homme ouvrit la bouche pour répliquer mais, après un moment de réflexion, se ravisa. Malgré les propos blessants de l'inconnue, il prit le parti de la diplomatie, et choisit de faire profil bas :
 - Excuse-moi, je ne voulais pas t'offenser.
La Lyam ne répondit rien, le regard mordant. Elle semblait hésiter entre prendre ses excuses comme un dû ou pour un effort de réconciliation. Puis, elle soupira une nouvelle fois :
 - Comment ton père peut-il connaitre notre langue ? Très peu de Garëns osent s'aventurer dans nos terres, encore moins essaient de nous comprendre.
 - Je sais, mais il a vécu au Lyam plusieurs années, et il est revenu au royaume du Garën juste avant de mourir. J'étais encore un enfant lorsque le souffle du Grand Daïlu l'a quitté.
 - Un Garën au Lyam ?
 - Oui.
 - Tu es le fils d'Almen ?
 - Almen ? Non, il s'appelait Targan. Targan Dal'Gon.
 - Ma tante a hébergé des années durant un Garën du nom d'Almen. C'est pour cela qu'elle connait la langue Garën, qu'elle m'a transmise. Almen est cependant un nom Lyam, alors peut-être que l'Almen de mon enfance n'était autre que ton père, nommé Targan de l'autre côté de la frontière.
De plus en plus déconcerté par les mots de la jeune fille, Tristan ne pouvait néanmoins qu'admettre sa logique. L'idée de l'inconnue se tenait et pouvait très certainement être vérifiée.
 - Que signifie Almen ? lui demanda-t-il, attentif.
 - Protecteur.
Il y eut un silence. Respectueux et triste à la fois.
 - Pourquoi l'avoir nommé ainsi ? s'enquit le jeune homme.
 - Tu ne connais pas ton propre père ? s'étonna son interlocutrice.
 - Ce n'est pas sûr que ton Almen soit bien mon père et, même si c'est bien le cas, cela n'enlève rien au fait que j'étais trop jeune pour le savoir, et il n'a jamais parlé de ses voyages à ma mère.
 - Tu as pourtant dit qu'il t'avait enseigné le langage Lyam !
 - Pas vraiment, j'ai appris seul, grâce à son journal, dont j'ai hérité à ma majorité avec le reste du domaine, il y a quelques mois.
 - Un livre sur le Lyam, tu dis ?
 - Oui, il y relate son séjour, les gens qu'il y a croisés, les lieux qu'il a vus, il y a cependant des zones d'ombres, comme s'il cachait certaines choses... enfin bon, cela ne doit pas t'intéresser, vous devez en avoir bien d'autres, de livres sur votre... beau pays !
 - Non, rétorqua la jeune fille qui avait noté son effort d'entente cordiale. L'écriture n'existe pas au Lyam. Du moins, pas sous la forme dont les Garëns l'utilisent.
 - Ah... Alors, je reviens à notre début de sujet, pourquoi l'avoir nommé Almen ?
La guerrière l'observa un instant d'une manière énigmatique, avant de finalement lui répondre :
 - Tout ce que je sais, je le tiens de ma tante. J'étais moi aussi trop petite pour me souvenir véritablement de la période où il se trouvait au Lyam. Ce qu'elle m'en a dit, c'est que contrairement à ce que l'on aurait pu s'attendre, il avait été accepté par les Lyams, il en était même apprécié. Il me semble qu'il était un homme assez secret, je ne me souviens pas de son visage mais je sais que lorsqu'il était là, je me sentais bien, il me procurait un sentiment de sécurité. Comble de l'ironie, on raconte aujourd'hui que sa disparition coïncide avec la réapparition du Grönmoak !
 - Le Grönmoak ?
 - Même les Garëns ignorent cela ? Un monstre ailé, fait d'écailles noires et rougeâtres, de crocs, de griffes aussi longues que des lances, qui crache une vapeur mortelle !
 - Tu parles d'un Dragon ?
 - Non ! Les Dragons sont nobles, encore plus grands, puissants. Les Grönmoak en sont le reflet démoniaque !
Il y eut un nouveau silence rempli de toute l'horreur dont témoignaient les mots de la jeune fille. Impressionné, Tristan pouvait lire dans ses yeux toute la souffrance que son peuple portait à cause de la bête, et toute leur dignité à se battre contre une telle menace.
 - Le Royaume du Garën n'a jamais été informé qu'une telle créature hante vos terres. Je suis sûr que si je pouvais leur par...
- Économise ta salive, Garën, l'interrompit net la guerrière en levant une main vers lui en signe de silence. Nos deux mondes ne se sont jamais entendus et ce n'est pas avec ça que quelque chose changera : si par miracle les Garëns venaient à notre secours, notre fierté nous empêcherait de l'accepter. Nous ne sommes peut-être pas « civilisés » comme vous vous vantez de l'être, mais nous sommes des Lyams, des êtres libres.
Le jeune Garën opina, conscient que la vérité brillait malheureusement dans ces paroles.
 - Tu dis que lorsque Almen était au Lyam, le Grönmoak vous a laissés en paix ? reprit-il ensuite.
 - Oui. Certains prétendent qu'il était Dragonnier et que c'était son Dragon qui repoussait le Grönmoak.
 - Un Dragonnier ? Mais tous les Dragons ont disparu depuis des siècles !
 - Grâce aux Garëns... ne put s'empêcher de commenter la jeune fille.
 - Ils ravageaient le monde !
 - Ou peut-être défendaient-ils le monde de la menace que constituait les hommes ? De toutes façons, nous ne les comprenions pas et qui es-tu pour écrire l'histoire ? Étais-tu là, lorsqu'ils régnaient dans le ciel ?
L'attitude de la jeune Lyam commençait à épuiser ses maigres réserves de tempérance, mais une fois de plus, Tristan eut l'intelligence de faire bonne figure :
 - Oui, tu as sans doute raison ...
 - J'ai totalement raison, tu veux dire !
 - Ce n'est pas la peine d'en rajouter !
 - Les Garëns sont des hommes prétentieux, il faut savoir les remettre à leur place !
Sur le point de véritablement sortir de ses gonds, le jeune homme serra les poings à s'en faire blanchir les phalanges, et ouvrit la bouche pour riposter dans cette joute verbale, lorsque la jeune fille lui déclara d'un ton posé et dénué de toute l'animosité dont elle avait fait preuve jusque là :
 - T'es plutôt patient et compréhensif pour un Garën, je t'aime bien. Alors oublions un peu que nos deux peuples, aussi glorieux soient-ils l'un l'autre, ne sont que des imbéciles qui s'ignorent mutuellement. Je t'ai sauvé par charité, mais ce serait avec plaisir que je t'emmènerais dans le village de ma tante pour que tu puisses savoir qui était ton père, si c'était bien Almen.
 - Qu... Quoi ? bégaya Tristan, déboussolé face à ce revirement de situation.
 - Tu es le premier Garën que je rencontre qui ne se montre pas complètement dédaigneux et incapable de reconnaitre ses erreurs ou sa bêtise. Plus impressionnant encore, ton apprentissage de notre langue me prouve que tu es quelqu'un qui cherche à comprendre ceux qui l'entourent. De plus, si tu es le fils d'Almen, tout Lyam se doit de t'accueillir comme il convient. Il était connu, tu sais. Alors, pour l'ensemble de ces choses, je suis prête à te montrer qu'aussi sauvage que je sois, je suis douée d'indulgence à ton égard, et que je veux bien te sauver, après de la mort, de ton ignorance.
Le regard rieur, les yeux de la jeune Lyam scintillaient à la fois de malice et de sincérité. Dérouté, Tristan ne sut que dire. Il ne fallut à son interlocutrice qu'un sourire pour finir de le déstabiliser.
 - Ta bouche ouverte et tes yeux perdus sont un signe de remerciement chez les Garëns ?
Prenant tout à coup conscience de son air tant béat que ridicule, le jeune homme reprit vite contenance dans un raclement de gorge gêné, et s'inclina légèrement devant elle :
- Je te remercie, euh... ?
 - Kina.
 - Je te remercie, Kina.
 - Tu peux m'appeler maître aussi, j'adore ta façon de t'incliner devant moi !
 - ...
- Ne fais pas cette tête, on dirait que tu es encore déconfit. S'incliner ainsi au Lyam signifierait que tu es mon esclave ou mon vassal, or, cela n'existe pas ici, chacun est libre. Ah, aussi, une autre coutume du Lyam, lorsque quelqu'un t'offre son identité, tu te dois de lui donner la tienne en échange.
 - Euh, oui, je m'appelle Tristan. Tristan Dal'Gon.
Kina leva les yeux au ciel, comme excédée.
 - Évite de me faire honte au village, et ne prononce plus ton nom de famille.
 - Il est très bien mon nom de famille, j'en suis fier !
 - Tellement que lorsque tu le prononces, on dirait que tu veux m'assommer avec ! répliqua-t-elle entre ironie et fermeté. Non, crois-moi, nous aimons l'humilité au Lyam, et il va t'en falloir encore plus pour que le chef accepte que ma tante t'héberge le temps dont vous aurez besoin pour régler tes affaires.
A moitié désarçonné par les mots de la jeune fille, Tristan ne chercha pas plus loin et opina en silence.
C'est bien, tu apprends vite, mon petit esclave ! sourit Kina d'un air moqueur. Allez, suis-moi, deux jours de marche qui nous attendent.
Sur ce, la guerrière Lyam se mit en route en direction de l'est, la démarche toujours aussi souple et fière. Silencieux, Tristan la suivit, peinant à pleinement réaliser ce qui lui arrivait.
Le soleil déclinait sur la ligne de l'horizon tandis que leurs ombres disparaissaient dans le voile de la nuit. Le jeune Garën portait sa lourde cape bleue marquée du sceau de sa famille, son épée fixée dans le dos et, contre son cœur à l'aide d'une poche intérieure, le journal de son père à la couverture de cuir.
Lorsqu'un feu s'éleva vers les étoiles et que les deux voyageurs assis autour de lui furent repus du fruit de leur chasse dans les plaines, Tristan s'allongea sur l'herbe, et s'endormit sur une seule pensée rassurante.
Cette journée avait été placée sous le signe de la chance.

***




Journal.

« Certaines choses se lient à jamais.
On parle d'amour, d'amitié, de souvenir et de rêve.
J'ai tant vu le monde des hommes, pourtant je sais que c'est là-bas, dans cette hutte de bois et de paille, que mon âme a retrouvé la paix qu'elle avait perdue au milieu des guerres incessantes. Il suffit de si peu, de choses tellement simples pour se poser face à soi-même et se sentir guérit du passé, du monde.
Oui, là, dans le secret des terres libres du Lyam, chez nos ennemis qui n'en sont pas, j'ai goûté à la promesse d'être à ma place.
Et toi, mon fils, Tristan, tu n'étais pas là.
Pourquoi doit-il toujours manquer quelque chose à la perfection de la vie ?
Je le sais, désormais.
Tu n'étais pas là mais, bientôt, tu iras.
Rends-toi au Lyam, Tristan.
Oublie ce que ton peuple t'a toujours fait croire et apprend.
Si tu lis ces mots, c'est que je ne suis plus.
Enfin, je ne suis plus qu'en toi.
Ne me cherche pas, mon fils. Accomplis ce destin que j'ai vu tracé pour toi.
Va, vis, et deviens. »

***

Deux jours durant, Kina le guida à travers les plateaux du Lyam. A pied, ils purent admirer au passage les hautes forêts qu'ils croisaient, les rivières bordées de mousses, mais la terre restait infiniment plate, contrairement au Royaume du Garën qui s'était élevé au milieu d'une imposante chaîne de montagnes.
La jeune fille se révéla loquace, pleine de verve et de malice qui, finalement, n'effaçaient pas la plénitude de vivre dont elle faisait preuve à chaque instant. Vive, curieuse, Kina surprit le jeune homme. Lui à qui on avait raconté tant de choses sur le Lyam, et non des plus agréables, se voyait chaque jour un peu plus forcé d'admettre que si le monde de la jeune fille n'était pas le sien, il n'en était pas moins beau, libre, et vrai.
Lorsqu'ils arrivèrent au village de Kina, une certaine amitié s'était créée entre eux. Une fois face au cercle de huttes et de maisons faites de bois et de chaume, Tristan eut l'impression de reconnaître l'endroit et non de le découvrir.
Un point de vie au milieu du vide et du silence, entre ciel et terre.
Cette impression de se trouver face à une quasi réminiscence s'effaça sous le poids des regards qui se posaient peu à peu sur lui.
Les gens se rassemblèrent rapidement autour de l'étranger qui se contentait de contempler le sol, bien que soutenu par la présence de son amie.
Ils se présentèrent à la grande place, où un grand homme à la peau aussi brune que celle de Kina les attendait.
La jeune fille le présenta au chef du village, un certain Manel, qui le jaugea d'un regard sévère, les bras croisés sur son torse recouverts de tatouages indigos.
 - Quel est ton nom ? l'interrogea l'homme de sa voix de baryton.
 - Tristan, monsieur.
 - Et que fais-tu loin de chez toi, Tristan le Garën ?
Le ton n'était pas menaçant, sans être pour autant amical.
 - Je suis ici selon les vœux de mon père, qu'il avait inscrit dans son testament. Je viens honorer sa mémoire en accomplissant le voyage dont il m'a chargé.
 - Et quel Garën était ton père pour demander à son fils de se rendre au Lyam après sa mort ?
 - Il s'appelait Targan, mais... Ma route a récemment croisé celle de Kina et d'après ce qu'elle m'a expliqué, il se pourrait que mon père ait été le seul Garën connu en terre Lyam, un certain Almen.
A l'énonciation de ce nom, des murmures s'élevèrent au milieu des villageois de plus en plus curieux. Manel fronça les sourcils, puis ajouta :
 - Eh bien, nous verrons. J'accepte que tu te rendes chez Flaïa, c'est elle qui nous dira si tu es le fils d'Almen ou non.
Sur cette décision autoritaire, le chef se retira dans sa tente et le village replongea dans son effervescence habituelle, comme si la présence de Tristan avait été oubliée en quelques secondes.
 - Les Lyams sont des gens discrets, lui chuchota Kina lorsqu'il jeta un regard hébété autour de lui. Flaïa est ma tante, je vais te conduire.
Elle l'enjoignit de la suivre en direction d'une maison de bois, au bout de l'allée principale du bourg.
 - Tu t'en es pas mal sorti, continua-t-elle, les yeux rieurs. Comme le dit le proverbe, il n'y a rien de plus sacré au Lyam que la musique et les ancêtres. J'espère que ton histoire de testament est vraie au moins !
 - Les défunts sont aussi sacrés chez nous, rétorqua Tristan, et jamais je ne me serais permis de mentir sur un tel sujet. Je ne connais pas mon père mais il semble qu'il ait voulu remédier à cela, malgré sa propre mort.
Kina opina en silence, consciente du sérieux du jeune homme. Ils arrivèrent devant l'habitat sommaire de la tante de la jeune fille, qui écarta le rideau coloré servant de porte, l'air joyeuse :
 - Elam, Elam, Snia Nès !
Tristan découvrit une unique pièce à vivre, recouverte de tapis tressés et de coussins, parfumée de senteurs florales. Le feu trônait au centre, crépitant à un rythme irrégulier, tandis qu'un maigre matelas était posé à même le sol, au fond à droite.
 - Oh ! Kina ! Aleko !
Le jeune homme reconnut les formules de salutations lorsque apparut une vieille femme, les yeux gris et une formidable chevelure argentée lui tombant sur des épaules cachées par un châle de laine rouge. Cette dernière ouvrit les bras à Kina qui se jeta dans des embrassades familiales.
Embarrassé face à tant d'effusions de sentiments, Tristan se tint silencieusement en retrait, jusqu'à ce que Flaïa pose les yeux sur lui et ne pousse un cri de stupeur :
 - Par le Grand Daïlu ! Al... Almen !
Elle s'approcha de lui dans un mouvement aussi gracile que si elle avait été une jeune fille, laissa une main tremblante en suspens à côté de la joue du garçon comme pour en épouser la courbe. Tristan ne bougea pas d'un cil, intrigué et quelque peu ému à la fois.
 - Non, je ne suis pas Almen, madame, finit-il cependant par lui dire.
 - Mais comment... Tu lui ressembles tellement ...
 - Je pense que désormais, aucun doute n'est possible, conclut Kina en les rejoignant.
 - Que veux-tu dire, ma petite ? lui demanda sa tante d'un air perdu.
 - Elam, je te présente Tristan, le fils d'Almen, qui, au Royaume du Garën, s'appelait Targan.
Flaïa considéra à nouveau le jeune homme comme si elle le voyait pour la première fois, à la fois subjuguée et tétanisée. La vue d'un fantôme ne lui aurait paru pas moins réaliste.
 - Mais comment est-ce possible... Almen a disparu et il ne m'avait jamais parlé d'avoir un fils au Garën ...
 - Ce n'est pas parce qu'il ne t'en avait jamais parlé que cela empêchait Tristan d'exister, lui fit remarquer sa nièce.
 - Oui... avoua la femme, troublée. Pardonne-moi, ajouta-t-elle à l'intention du garçon, toutes ces émotions font trembler mes vieux os, je dois m'asseoir.
Tristan acquiesça, la suivant vers un petit espace aménagé en salon. Une fois installé sur un coussin plus moelleux qu'il ne l'aurait cru, il prit véritablement conscience de ce que Flaïa venait de lui révéler : Targan Dal'Gon avait bien été Almen au Lyam des années durant, sans que personne ne le sache ni même ne le soupçonne !
Il ne connaissait pas son père.
Il ne l'avait jamais connu.
Il n'avait été qu'un nom, qu'une ombre dans ses yeux d'enfant. Et désormais adulte, cette ombre le poursuivait encore et se dévoilait toujours plus mystérieuse.
De qui était-il le fils ?
D'un voyageur, d'un déserteur, ou d'un noble guerrier ?
Toutes ces questions l'assommaient, mais il garda cependant son calme.
Kina apporta du thé sur un plateau de cuivre, et servit chacun dans un gobelet fait de la même matière. Ils burent une gorgée en silence, prenant le temps de recouvrir pleinement leurs esprits.
 - Que fais-tu ici ? finit par lui demander Flaïa.
Les yeux de sa tante luisaient d'une flamme que Kina reconnaissait bien. Celle qui s'allumait à chaque fois que la présence d'Almen la caressait, réellement comme en rêve.
 - J'honore la mémoire de mon père en accomplissant le voyage qu'il voulait que je fasse à ma majorité. J'ai ici son journal qu'il m'a légué, conclut-il en sortant le livre de sa poche.
Flaïa reçut l'ouvrage avec une dévotion sans faille, comme si elle tenait une relique entre ses mains.
 - Almen m'avait quelque peu appris votre langue écrite, mais je serai incapable de lire ces mots. Mes yeux et ma mémoire défaillent.
 - Maintenant que je vous vois, je vous reconnais dans nombre de passages. Il évoque une hutte où il se sentait en paix, entouré d'une présence douce et salvatrice. Comme si vous l'aviez sauvé d'un grand mal. Je sais que vous avez fait beaucoup pour mon père, et je vous en remercie.
 - Ne me remercie pas, mon garçon. Ton père était fait de la lumière des étoiles. Il nous a protégé du Grönmoak, il m'a sauvée d'une bande de brigands lorsque j'étais jeune fille. J'ai passé toute ma vie de femme à ses côtés, et pourtant, pas une seule fois, il n'a parlé de sa vie au Garën, pas une fois je n'ai eu l'impression qu'il vieillissait. Je l'ai toujours connu beau, d'un âge mûr. Je l'ai souvent cru magicien, tant il respirait le mystère. Mais une chose est sûre, près de lui, la peur vous fuyait, plus rien n'altérait votre perception de la vie.
 - Vous dîtes qu'il vous a protégés du Grönmoak ?
 - Nul ne peut le prouver, mais j'en suis persuadée, au plus profond de mon coeur. Je ne saurais te dire comment il aurait pu faire face à un monstre pareil, mais il y avait une telle force en lui, une... une magie qui n'appartient peut-être qu'au regard de la femme amoureuse que j'étais.
 - Et que tu es toujours, la taquina Kina.
Ils sourirent, pourtant une certaine émotion planait au-dessus d'eux.
 - Enfin, reprit Flaïa, si ton père voulait que tu trouves ici après sa mort, ainsi soit-il, ma maison est la tienne, aussi longtemps que tu le désireras.
 - C'est très aimable à vous, je vous en remercie. Mais que puis-je vous apporter en échange ? Je ne puis accepter une telle offre sans vous dédommager.
 - Oh, me dédommager... C'est bien un mot Garën, ça ! Lis-moi ce journal qui m'intrigue tant, et tu feras de moi la femme la plus heureuse du Lyam.
Tristan opina, scellant leur engagement sur un salut respectueux. Il se tourna alors vers Kina qui, surprise, eut un pincement de lèvres gêné. Ils se sourirent sans rien dire, complices.
 - Bon, ce n'est pas tout, les enfants ! s'exclama la tante, enjouée. Nous allons devoir fêter ceci comme il se doit ! Ce n'est pas tous les jours qu'un Garën vient par chez nous, encore moins un Garën d'une telle qualité ! Ainsi, au diable les rancœurs de deux peuples sourds, réjouissons-nous de cette belle alliance !
Les deux jeunes gens rirent devant la mise en mouvement de la vieille femme qui se mit à courir dans tous les sens pour rassembler les ingrédients du repas et à dire à qui voulait bien l'entendre que Tristan le Garën était bien le fils d'Almen.

***
Journal.


« Certaines choses se transmettent.
Comme la vie, l'espoir, le passé et le futur.
J'ai passé mon existence à trouver un sens à ma vie, et ce n'est que là-bas que j'ai pu prendre conscience de mon propre être.
Nous nous révélons à nous-même, Tristan.
Je n'ai jamais connu mon père, comme toi, tu ne me connaitras pas de mon vivant.
Quasi illogique comme pensée, n'est-ce pas ?
Mais la vie est pourtant faite ainsi, pour tous les hommes de notre famille.
Le fils naît et le père meurt.
Créant ainsi une chaîne de vie et de mort, infinie, inaliénable.
Continue d'aller à travers les chemins, et cherche-toi. Cherche-toi dans le cœur d'une femme, cherche-toi dans le regard du ciel.
Je n'ai compris qui j'étais que lorsque la mort m'a frôlé, que lorsque j'ai failli perdre ce dont je n'avais pas conscience de posséder.
Offre ta vie, Tristan.
Ce n'est que dans l'abandon à l'autre que nous trouvons un sens à nous-même.
Je te transmets ma vie, mon espoir, mon passé.
Écris notre futur, mon fils !
Et aussi, n'aie pas peur de croire aux légendes.
C'est la magie qui fait de nos vies une réalité.
Ouvre-toi, offre-toi, et protège ceux que tu aimes.
Ainsi, ta vie aura du prix aux yeux du monde.
Je te souhaite d'avoir la force de te révéler à toi-même.
Va, vis, et deviens ! »

***

Un mois s'écoula.
Un mois durant lequel Tristan apprit à vivre au Lyam, toujours poursuivit par les piques malicieuses de Kina qui l'observait d'un oeil de plus en plus attentif, tandis que Flaïa s'occupait d'eux comme s'ils avaient été ses propres enfants. Quelque part, c'était bien le cas.
Chaque soir, ils se retrouvaient tous les trois autour d'un feu parfumé des senteurs de leur repas, et Tristan leur faisait la lecture du journal d'Almen. Au fil du temps, ce petit rituel les avait profondément liés, entourant leur mémoire d'une présence ravivée à la couleur des mots. Lorsque le jeune homme avait terminé, Flaïa soupirait, les yeux perdus dans le vague, un sourire aux lèvres. Elle leur racontait à son tour quelques souvenirs, dont certains restèrent gravés dans le cœur du garçon.
Un soir, alors que Kina s'était rendue dans une clairière voisine pour chevaucher des Jeïngals, de grands oiseaux dressés par les Lyams qu'ils utilisaient à la chasse et en combat, sa tante avait révélé à Tristan nombre de légendes.
Puisque certains avaient soupçonné son père d'être un Dragonnier, Flaïa se rappelait souvent toutes les histoires qu'Almen lui avait conté sur le sujet. Une des plus belles était celle qui relatait de l'alliance éternelle entre deux Dragons.
Lorsque les deux êtres mythiques décidaient de s'unir à jamais, ils accomplissaient un acte particulier. Ainsi, ils s'envolaient prendre possession du ciel et une fois le plus haut point de l'univers atteint, ils liaient leurs pattes avec celles de l'autre, pour se laisser tomber dans le vide.
Accrochés l'un à l'autre, ils demeuraient fidèles jusqu'au bout, jusqu'à ce que le sol apparaisse comme inéluctable.
Cependant, ils ne se lâchaient toujours pas, inscrivant pour toujours leurs deux être en un unique vol, entre ciel et terre et n'attendaient que l'ultime seconde pour se détacher.
Cette alliance se faisait aussi le symbole d'une toute autre chose.
Lorsque les Dragons exécutaient ce rite, ils allaient de même à la rencontre d'eux-même. Face à la mort, ils ne pouvaient que se montrer dans toute leur vérité d'être, et ainsi, en plus d'écrire dans le ciel leur amour pour l'autre, ils y gravaient leur âme vouée à toucher les plus hautes strates du monde.
La simple évocation de ce fait donnait des frissons à Tristan.
Bien que l'on puisse douter de l'existence de ces animaux hors du commun, à ces yeux de tels mythes n'avaient pas pu être bâtis sur du vent et, plus il lisait le journal de son père, plus cette conviction s'installait en lui.
Son père en avait connu.
Sa philosophie de la vie en témoignait, ses actes passés, et même sa capacité à tracer un chemin pour son fils, même après la mort.
Quel homme était apte à cela ?
Almen le Dragonnier.
Si cette idée s'asseyait en lui, il ne comprenait cependant pas pourquoi son père tenait tant à ce qu'il se trouve au Lyam.
Oui, il avait retrouvé la véritable femme de sa vie, loin du portrait austère et silencieux de sa mère au Garën, oui, il avait rencontré Kina, qui ne le laissait plus indifférent, et cette terre libre, cet air frais qui chatouillait sa joue comme un secret abandonné par le ciel que le vent venait lui chuchotait à l'oreille.
Il aimait vivre aux côtés de ce peuple, sans pourtant y trouver pleinement sa place. S'il avait été accepté grâce à son ascendance, il ne se sentait pas utile, et l'ombre du Grönmoak se faisait de plus en plus proche.
Fidèle à elle-même, Kina se montrait aussi féroce qu'un tigre lorsque ce sujet était évoqué dans la hutte de Flaïa, et jurait dans les deux langues qu'elle se battrait jusqu'à la mort pour préserver son village de cette menace.
Flaïa, les traits tirés de tristesse, ne répondait pas à cela, mais Tristan sentait bien que la vieille femme s'inquiétait pour sa nièce, habile et efficace mais pourtant bien jeune pour affronter un tel monstre. Il la surprenait alors à l'observer et à épancher en lui un espoir dont il ne se trouvait pas digne. Attendait-elle de lui qu'il endosse le rôle d'Almen, celui de protéger le Lyam du Grönmoak ?
Cette pensée commença à l'envahir, à l'encercler.
Son père l'avait-il envoyé afin de défendre le Lyam ?
Mais alors, comment devait-il s'y prendre ?
Il n'avait pas croisé un seul Dragon depuis son arrivée !
Un jour, Tristan s'assit sur un rocher au milieu de la plaine, à contempler le crépuscule, en ressassant ses questions sans en trouver la réponse.
 - Toi aussi, tu le cherches ? lui demanda tout à coup une voix familière.
Surpris, le garçon se retourna et découvrit Flaïa qui arrivait à sa hauteur, habillée de son châle coloré.
 - De quoi parlez-vous ?
 - Du Dragon d'Almen, bien sûr !
Tristan sourit. Cette femme n'arrêterait jamais de l'étonner.
 - J'ai peur de devoir l'attendre une éternité, avoua-t-il, si du moins il existe !
 - Le Grönmoak se rapproche, lui apprit la tante d'un ton brusquement sérieux. Il a attaqué un village voisin il y a trois jours, Kina est aussi excitée qu'une puce à un festival canin. Je m'inquiète pour elle, elle ne se rend pas compte du danger que représente ce démon.
 - Je comprends. Je crois de plus en plus que mon père voulait que je vienne vous protéger de cette bête mais... j'ignore comment ! Jusqu'à preuve du contraire, je ne suis qu'un homme, et aucun Dragon n'est venu me rendre visite pour me dire qu'il serait mon compagnon dans la bataille !
 - Almen était terriblement intelligent. S'il t'a laissé ce journal, c'est pour une bonne raison et je dirais même que, si tu nous a rencontrées, c'est pour une autre bonne raison. Je vais te dire, il m'arrive parfois de croire qu'il nous observe, qu'il n'est pas vraiment mort, et qu'il veille sur nous, à sa manière.
Tristan acquiesça, troublé. La solution à leur problème lui demeurait cachée, et la menace du Grönmoak se faisait de plus en plus forte.
Il se prit alors le visage dans les mains, perdu, lorsque soudain une alarme retentit.
Le son d'une cloche s'éleva dans le ciel, angoissant.
Le garçon bondit sur ses pieds, les yeux fixés sur le village prit de panique. Les habitants étaient tous sortis de leurs huttes et observaient le ciel avec horreur. Même s'il connaissait déjà la nature de ce qu'il allait voir, Tristan les imita.
Au milieu d'un tableau d'ocre et de vermeil, se tenait une ombre.
Gros comme une tour d'une cité Garën, les yeux rouges, le reptile se dressait dans le ciel, ses ailes trouées à plusieurs endroits étaient ouvertes en coupoles au-dessus de sa tête, laissant de sa gueule émaner une vapeur verte.
Peau d'écailles noires et pourpres, regard de feu, âme d'enfer.
Le Grönmoak.
Subitement, Tristan entendit des cris s'élever.
Des villageois, armés de lances, scellaient leurs Jeïngals et s'envolaient à l'assaut du monstre.
Un cri résonna plus fort qu'un autre.
Le jeune homme l'aurait reconnu entre mille.
A la tête de la maigre brigade qui partait défendre le village, se trouvait Kina, les yeux étincelants.
Le coeur de Tristan manqua un battement.
Sans réfléchir, il s'élança en direction du village, sous les vains appels de Flaïa, impuissante quant à retenir ses deux protégés.
Une fois arrivé sur la grande place, le garçon chercha du regard ceux qui gardaient les Jeïngals tenus d'une bride. Il s'avança vers l'oiseau qui lui parut le plus robuste, et demanda avec empressement au Lyam qui le tenait de le laisser le monter.
Tout d'abord dubitatif, l'homme le jaugea un instant, jusqu'à ce qu'apparaisse en trombe Manel, le visage en sueur. D'un geste, le chef ordonna au villageois de donner la monture à Tristan, et ce dernier obéit sans poser de question.
Étonné d'un tel acte, Tristan enfourcha pourtant rapidement l'animal aux plumes multicolores. Il se tourna alors vers Manel qui lui tendait une lance aux reflets argentés.
 - Ton père nous a sauvés de ce monstre, fais-en de même, lui dit-il lorsque le garçon prit l'arme.
Ils se regardèrent un instant droit dans les yeux, jusqu'à ce que Tristan fasse pression sur les côtes de l'oiseau, qui répondit immédiatement à sa sollicitation.
Le décollage fut éprouvant pour le garçon qui n'avait jamais volé de sa vie. Quand il se rendit compte de ce qu'il était en train de faire, il ne put s'empêcher de sourire.
Il était sûrement fou, mais il ne s'était en aucun cas senti aussi vivant.
« Je n'ai compris qui j'étais que lorsque la mort m'a frôlé, que lorsque j'ai failli perdre ce dont je n'avais pas conscience de posséder. »
Les mots de son père trouvèrent écho en lui, il opina, s'élevant toujours plus haut dans les airs.
Il allait sauver le village.
Il allait sauver Kina.

***

« Dédale de filets d'air qui s'effacent,
Rien ne te retient désormais,
A l'aube, tu voleras.
Garde le ciel comme ton coeur,
Offre-toi au monde et
N'oublie pas qui tu es. »

***

La vision du combat le terrassa d'effroi.
Trop peu nombreux, les Lyams passaient pour des mouches tentant de percer les yeux d'un éléphant.
Il avait réussi à rattraper le groupe, mais simplement muni de sa lance, il n'était d'aucune aide véritable. Avec ce procédé, les guerriers n'avaient droit qu'à un seul tir, cela les handicapant encore plus.
Il allait l'appeler lorsqu'il l'aperçut, jambes tendues sur la selle, brandissant sa lance, dont la taille aurait servi de cure dent au Grönmoak.
Kina, ne lâchant jamais prise.
Elle volait souplement sur son Jeïngal qui piqua droit sur le monstre.
Dès que celui-ci la remarqua, il cracha un nuage verdâtre, plus épais que la brume.
Tristan hurla.
Kina disparut dans la fumée, le jeune homme se jeta à sa poursuite, ignorant le danger.
Il se protégea le visage d'un bras et tenta de retenir sa respiration, le temps d'apercevoir la silhouette d'un oiseau tomber dans le vide.
Il fit plonger sa monture à sa poursuite, criant encore le nom de Kina lorsqu'il fut enfin sorti du nuage.
Soudain, il la vit.
Inconsciente, son corps glissait dans l'air entre les nuages, son Jeïngal, mort, avait disparu.
 - Kina !!! hurla-t-il.
La jeune fille ne réagit pas.
Les effets du poison commençant à se faire sentir, le garçon eut du mal à guider son oiseau vers elle, sa vue se troublant par moment.
 - Kina ... dit-il en tendant la main vers elle.
Il lui attrapa enfin le bras, lorsqu'ils furent violemment projetés sur le côté.
Le Grönmoak, d'un fulgurant revers de queue, venait de le désarçonner.
Le cri de Tristan se perdit dans le ciel.
Il tenait fort contre lui le corps de Kina, évanouie.
Et ils tombaient, inexorablement, ils tombaient vers la terre, et une mort certaine.
 - Kina... Je t'en prie, Kina... Réponds-moi...
Entourant ses jambes des siennes et son dos de ses bras, il la serrait fermement, ne prenant pas conscience de ses larmes.
Il caressa le grain doux de sa peau, passa un doigt sur ses lèvres, lorsque les yeux de la Lyam s'entrouvrirent.
Éclat d'ambre au milieu de l'univers.
Un souffle sur son âme.
Un demi sourire.
Un baiser.
Tandis qu'ils chutaient toujours, Tristan l'embrassa avec fougue.
Trop faible pour l'étreindre, Kina parvint cependant à passer une main dans ses cheveux.
Le coeur du garçon tremblait.
La mort toute proche et la passion se disputaient son esprit.
Sur le point de la perdre, il s'avouait enfin qu'il l'aimait.
« Je n'ai compris qui j'étais que lorsque la mort m'a frôlé, que lorsque j'ai failli perdre ce dont je n'avais pas conscience de posséder. »
Une nouvelle larme perla sa joue.
« Si tu lis ces mots, c'est que je ne suis plus.
Enfin, je ne suis plus qu'en toi.
Ne me cherche pas, mon fils. Accomplis ce destin que j'ai vu tracé pour toi. »
« Je te souhaite d'avoir la force de te révéler à toi-même. »
« Le fils naît et le père meurt.
Créant ainsi une chaîne de vie et de mort, infinie, inaliénable.
Continue d'aller à travers les chemins, et cherche-toi. Cherche-toi dans le cœur d'une femme, cherche-toi dans le regard du ciel. »
« Je te transmets ma vie, mon espoir, mon passé.
Écris notre futur, mon fils !
Et aussi, n'aie pas peur de croire aux légendes.
C'est la magie qui fait de nos vies une réalité.
Ouvre-toi, offre-toi, et protège ceux que tu aimes. »

***


« Va, vis, et deviens. »
Le Lyam. Kina. Protecteur.
Une âme immortelle.
Un héritage.
Une promesse.
« Accrochés l'un à l'autre, ils demeuraient fidèles jusqu'au bout, jusqu'à ce que le sol apparaisse comme inéluctable.
Cependant, ils ne se lâchaient toujours pas, inscrivant pour toujours leurs deux être en un unique vol, entre ciel et terre et n'attendaient que l'ultime seconde pour se détacher.
Cette alliance se faisait aussi le symbole d'une toute autre chose.
Lorsque les Dragons exécutaient ce rite, ils allaient de même à la rencontre d'eux-même. Face à la mort, ils ne pouvaient que se montrer dans toute leur vérité d'être, et ainsi, en plus d'écrire dans le ciel leur amour pour l'autre, ils y gravaient leur âme vouée à toucher les plus hautes strates du monde. »
Almen n'avait pas été un Dragonnier.
Il avait repoussé le Grönmoak, oui.
Mais pas sur le dos d'un Dragon.
Le Dragon...
C'était lui.

***

Dal'Gon.
Tristan.
Kina.
Dragon.

***

Tandis que sa conscience s'ouvrait au monde et à lui-même, une lumière s'emparait de son corps, entourant les deux jeunes gens.
Une flamme s'éveillait en Tristan, plus forte que tout, plus forte que la mort.
Il serrait toujours Kina contre lui, lorsqu'il sentit son être se métamorphoser. La lumière bleutée qui l'auréolait se fit onde chatoyante sur sa peau, élançant ses membres vers d'autres formes.
Ses ailes s'ouvrirent dans son dos, son cou s'allongea, il perçut une toute nouvelle puissance dans ses mâchoires, et sa peau de se couvrir d'écailles bleues. Enfin, une queue apparut et finit de lui offrir un équilibre parfait.
Peau d'écailles de nuit, regard du ciel, âme de lumière.
Dragon.
Il plaça délicatement Kina sur son dos, et fit battre ses ailes dans une imposante brassée d'air.
Il s'éleva alors parmi les nuages, souverain, poussant un grondement à en faire trembler une montagne.
Le Grönmoak l'aperçut et, après un instant de surprise, il ravala sa peur puis plongea droit vers lui.
Les deux adversaires fonçaient l'un vers l'autre, lorsque le Grönmoak ouvrit sa monstrueuse gueule et déversa sur Tristan toute la fumée empoisonnée qu'il renfermait.
Devenu insensible aux effets des vapeurs, il protégea cependant Kina en repliant ses ailes autour d'elle, gagnant ainsi en vitesse.
Son ennemi avait toujours la gueule ouverte, il prit une ultime inspiration et laissa libre court à sa rage.
Jet de lumière.
Feu.
D'une telle intensité que la flamme irradiait d'un bleu pur.
Qui alla directement se ficher dans le Grönmoak qui, surpris, s'étouffa, fumant par les narines, le regard presque éteint.
Tristan parvint enfin à sa hauteur et lui porta le coup final dans un cri de victoire, le cognant d'un mouvement sec de la tête, en plein coeur.
La bête, inerte, se laissa choir vers le vide, morte avant d'avoir touché le sol.
Soudain, des cris de joie s'élevèrent dans le ciel.
Les quelques Lyams survivants levaient les bras, poings serrés ou brandissant leurs lances en l'honneur de leur sauveur.
Le Dragon détourna pourtant son regard et se tourna vers Kina, accroupie sur sa longue colonne vertébrale.
La jeune fille pleurait.
Des larmes de joie, des larmes de délivrance. Des larmes, car aucun mot ne pouvait exprimer ce qu'elle ressentait à cet instant.
Submergée par le flot de sentiments qui la submergeait, l'un d'eux se révélait cependant plus fort que les autres.
Amour.
Qu'elle lui offrait désormais sans retenue.
Joie et paix coulaient en elle, lavant les ombres du passé, laissant l'avenir ouvert.
Tristan approcha sa tête écaillée du visage de Kina.
Silence dans l'univers.
Un Dragon suspendu dans les airs, une jeune fille suspendue au bord de son regard.
Or et Azur.
Dès cet instant et à jamais, ils seraient liés.
Par la plus belle des alliances.

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