lundi 25 avril 2011

- Frères sans Couleur -

Voici une nouvelle que j'ai écrite il y a maintenant 3 ans (que le temps passe vite..). Elle me tient à coeur, je l'avais écrite sous l'impulsion de ce fameux professeur d'histoire de première qui aimait me lancer des défis, je le salue aujourd'hui ! 
Cette nouvelle a été lue par Muriel Barbéry ("L'élégance du Hérisson") et m'en a fait la critique pour mes 17 ans :$


Excusez les fautes tenaces, le style moins mûr, mais j'espère que l'émotion sera au rendez-vous ! :)






Frères sans couleur.





John marchait lentement, pieds nus sur l'herbe jaunie par les doigts brûlants du soleil de mi-juillet, encore que l'air restait humide, assez lourd. Le garçon grimpait une haute colline d'une vallée d'Alabama, prenant tout son temps, perdu dans ses rêveries d'enfant de huit ans. Un vague sourire malicieux flottait sur ses lèvres au souvenir d'avoir enfin put échapper à la surveillance de sa mère, alors qu'elle travaillait à sa mercerie de quartier. Le petit garçon s'arrêta contre un arbre, rafraîchit par l’ombre dentelée des basses branches, laissant son regard bleu pâle vagabonder sur toute la vue qu'il avait du point où il était.
Devant sa haute colline s'étalait un petit bout du nord du vingt deuxième état des États-Unis d'Amérique, avec ses petites vallées où serpentaient des cours d'eau d'un côté ou d'un autre des hanches encore vertes de terre. Et, au milieu de ces vagues harmonieuses d'herbe et d'arbre, émergeait la ville d'Hamilton, un concentré inégal d'habitations claires ou sombres, et de bruyantes entreprises éparpillées.
John soupira en pensant qu'il devrait être de retour avant le coucher du soleil. En effet, depuis que son père, Franck Horner, était revenu de la grande guerre d'Europe, ce n'était plus la même chose : il exigeait que le garçon ne soit plus dehors à la tombée de la nuit. Irascible lorsqu'il n'était pas silencieux et indifférent, cet homme gradé capitaine pendant la seconde guerre mondiale ne ressemblait pas du tout à l'homme calme et doux que le petit John avait embrassé lors de son départ.
Le garçon rejeta cette ombre de ses pensées en haussant les épaules et en se remettant à marcher sur l'autre versant de la colline, tournant le dos à la ville. Il venait souvent s'aérer l'esprit et se dégourdir les jambes dans ces environs. Il quittait dès que possible la mercerie de sa mère ou le domicile familial et s'enfonçait dans la ville en sortant du quartier blanc le pas vif et, comme sa mère le faisait, en ne prêtant pas même un regard aux maisons sombres et pauvres du quartier noir, en périphérie de la ville. Ainsi, lorsque l'herbe sauvage de la vallée commençait à regagner du terrain, John retrouvait une barrière de bois délimitant un domaine abandonné, sautait par dessus et se déchaussait. Ses chaussures restaient cachées à la barrière sous une touffe d'herbes, et il continuait pieds nus, pressé d'arriver à ses terrains de jeux solitaires.
Il descendait doucement vers le petit ruisseau clair qui murmurait entre un chemin de cailloux polis et d’arbres hauts et silencieux. Là, le garçon avait trouvé depuis peu une ancienne grange, un tas de planche qui tenait encore debout malgré les aléas du temps. John suivait le tracé de la berge, car le ruisseau était une frontière : d'un côté la haute colline et ses voisines, de l'autre, une immense plaine verte. Le petit garçon sauta à pied joints sur le dos des plus hauts rochers qui émergeaient de l'eau, et finit de traverser. Dépassant les rangées d'arbres, il se retrouva au seuil de la prairie d'herbes, tachetée de fleurs sauvages, dont il écartait les caresses chatouilleuses du bout du bâton qu'il avait ramassé un peu plus loin. Il continuait de suivre la direction du cours d'eau, et la vieille grange se présenta enfin, à peine plus haute qu'une maison, le teint sale et brunit par les pluies récurrentes de la région.

Le soleil mordait toujours et John se reposa un instant sur un tronc moussu couché à terre depuis longtemps. Il suait, mais le murmure de l'eau tout près, le chant naturel des habitants de la plaine et la douce mélopée d'une petite brise qui s'était levée l'enchantaient. Il ferma les yeux et se délecta de sa solitude.
Il s'appropriait ce pseudo silence lorsqu'il fut brisé. Des éclats de rires jaillirent, clairs et hauts, ceux d'un enfant, quelques pas plus loin au ruisseau. John ouvrit instantanément les yeux, bondit sur ses pieds. Il n'avait jamais rencontré personne de ce côté des collines.
Tout à coup inquiet de ne plus avoir le monopole des environs, le garçon redescendit rapidement à la petite rivière. Là, les pieds presque dans l'eau, il se pencha à droite et à gauche pour voir d'où provenaient ces rires joyeux qui n'avaient pas cessé.
John se figea. A sa droite, à quelques mètres, jouait en riant aux éclats un jeune garçon, sûrement de son âge, les pieds dans l'eau, à courir dans tous les sens à la poursuite de quelque animal aquatique que John ne voyait pas. Ce n'est pas ce garçon à proprement dit qui le surprit, mais la couleur caramel de sa peau.
Une peau ambrée, pas noire, mais simplement mat.
Un Métis.
John resta pétrifié un long instant. Le temps que le joyeux enfant se tourne par hasard et lui fasse face. Ils se contemplèrent bêtement quelques secondes encore, jusqu'à ce que le nouveau venu esquisse un pas vers John qui ne pipa mot. Le Métis avança lentement vers lui, le regard sûr de lui.
Arrivé devant lui, il lui sourit amicalement, John resta de marbre.
- Qu'est-ce que tu fais ici ? Lui demanda-t-il avec dureté.
Le sourire du garçon s'effaça.
- Ben... je jouais.
- Comment t'es arrivé ici ?
- J'ai … suivi mes pieds. Je m'ennuyais chez moi et je voulais prendre l'air. Pourquoi ? J'ai pas le droit ?
- Non, répondit fermement John. Ici, c'est à moi. Je veux être tranquille.
- … On ne peut pas partager ? C'est super ici, l'eau, la plaine, la grange...
- Non ! C'est à moi ! Je l'ai trouvé le premier !
Le visage du petit Métis se ferma instantanément. Il fronça les sourcils de colère :
- Tout ça c'est parce que ma mère est Noire ! Je sais que si j'étais Blanc, tu jouerais avec moi !
John en resta bouche bée. Soufflé. Au fond de lui il devait admettre qu'il... ne faisait que réagir comme un de ses pairs. Le garçon releva la tête, fixa son interlocuteur qui n'avait pas perdu de son air hargneux. Son regard noir de jais brillait d'une flamme fougueuse, mature, forte. A l'inverse du regard bleu pâle de John qui baissa les yeux.
Pourquoi avait-il réagi ainsi ? Oui, il aimait cet endroit et d'en être le seul bénéficiaire mais ... Son père. N'était-ce pas lui qui lui avait formellement interdit de sympathiser avec une personne de couleur, même de parler avec elle ? Son père et cette haine viscérale des Noirs que John ne comprenait pas. Du moins, presque tout le temps. Pourquoi devait-il rejeter ce garçon ? Elle était belle pourtant, sa peau. Un café doré par les caresses du soleil. La question était toute bête et simple. Et John eut beau chercher dans sa mémoire, à part les ordres de son père et le regard des autres, rien ne l'empêchait vraiment... Le petit garçon ne supporta pas longtemps cette pression dans son esprit. Il n'avait aucune raison d'être mauvais, cela devint évident. Tant pis pour le reste, les autres.
John leva les yeux vers le jeune Métis.
- Comment tu t'appelles ? lui demanda-t-il plus doucement, ce qui apaisa le garçon qui lui sourit.
- Sam.
- Et moi John.
Nouveau sourire du jeune Métis. Que John partagea avec lui, sincère.
- On peut jouer ensemble alors ? demanda Sam avec ravissement.
- J'allais te le proposer, acquiesça John, perdant peu à peu sa gêne.
- Super ! Allez viens, on va attraper les petits poissons qui sont plus loin !
Le garçon n'eut même pas le temps de répondre que Sam lui empoignait le bras pour le tirer dans le ruisseau à la poursuite de ses occupants.
Ils jouèrent longtemps sans se soucier du temps et tout ce qui aurait put les arrêter. Le rire clair de Sam commença à devenir familier aux oreilles de John qui se joignit vite au sien. Il oublia Hamilton, son père, la pâleur de sa peau comme le caramel de celle de Sam.

***

Le père de Sam avait été un gérant agricole assez influent dans la région. Sa mère ne lui avait jamais avoué son nom. Elle ne lui avait cédé que quelques phrases, sans vouloir entrer dans les détails. Comme beaucoup d'autres, elle s'était retrouvée à travailler dans le domaine de cet homme et, mue par quelques attentions bienveillantes, trop jeune pour voir et accepter une dure réalité, elle était tombée amoureuse, puis enceinte. Dès qu'il avait apprit la nouvelle, il l'avait chassée puis, de peur d'essuyer une brûlante humiliation, se volatilisa dans la nature, sans laisser quelques indices pour le retrouver. Ce fut le sujet des commérages pendant plusieurs années, durant lesquelles sa mère subit nombre d'humiliations et de difficultés financières, puis les esprits se tassèrent dans la monotonie de leurs vies.
Sam avait grandit en marge de deux mondes opposés. Celui des Blancs et des Noirs, rejeté des deux côtés de la rive, car vu comme un Métis Blanc chez les Noirs et un Métis Noir chez les Blancs. Mais le garçon, vivant avec sa mère et sa grand-mère, qui avait aidé cette dernière à retrouver du travail après cette histoire, répétait souvent qu'il se sentait plus Noir que Blanc. Et cela se comprenait. Non qu'il se contente d'avoir le rythme dans la peau et une aisance incroyable à danser, sa voix, qui était devenue grave comme celle de John, était tout aussi ambrée que sa peau, et il lui arrivait souvent de se mettre à chanter un air de Gospel que sa grand mère lui avait apprit.
Depuis la rencontre de cet après-midi là, neuf ans avaient passé. La grange, le ruisseau et les collines étaient devenus leur repaire secret. Ils s'y retrouvaient dès que possible, et ne parlaient de ces rendez-vous à personne, chacun étant le secret de l'autre, car même s'ils regrettaient souvent de ne pouvoir s'afficher ensemble, ils avaient bien compris qu'ils ne le pouvaient pas. En fait, c'était surtout John qui cachait son ami à ses proches. Le temps passant, l'animosité voir la violence de son père contre les gens de couleur grandissait et, depuis une certaine découverte, le jeune homme savait à quoi s'en tenir.
En effet, entré quelques années auparavant dans la chambre parentale pour ramener à sa mère une veste qu'elle avait rangé dans l'armoire, il avait trouvé, pendu à un cintre, une longue toge blanche accessoirisée d'un capuchon de même couleur recouvrant tout le visage et au bout pointu du côté de l'armoire réservée à son père. Hormis le drap blanc cousu qui lui avait servi de costume pour Halloween, John savait que personne ne portait de veste à capuche blanche, surtout si pointue comme un chapeau de sorcière. Il avait dû se rendre à l'évidence. Sans en parler à qui que se soit et surtout pas à Sam, le jeune homme gardait au fond de lui la pensée que son père appartenait à clan ultra conservateur totalement déchaîné en ses temps de troubles sociaux.
Car il ne fallait pas oublier le meurtre du très jeune Emmett Till, dont l'histoire avait touché nombre de gens dans la population en 55, ébranlant quelques consciences sur des situations peu banales mais qui restaient assez courantes, tout juste étouffées. John avait donc gardé ce secret pour lui, pensant ne devoir jamais avoir à faire à ce « Klan » qui tentait de renaître de ses cendres.
Le temps avait donc passé, sans changer de pulsation. Sam et John avaient grandit, sans arrêter d'être amis. Même si en grandissant, il avait fallu affronter de plus en plus les idées de leurs semblables, dépasser ensemble des préjugés quasi immuables, chercher la vérité là où les autres baissaient les yeux pour regarder ailleurs, ils étaient toujours amis.
Au fil du temps, ils avaient appris à se confier, à partager avec l'autre des pensées et des rêves qui leur venaient naturellement au contact de l'un et de l'autre, à ce brassage de culture qui se confrontaient face à eux, en eux.
Ainsi, le ruisseau était devenu le témoin de nombreuses conversations assises à l'ombre des arbres et parfois dans la moiteur de la grange, comme ce jour où les deux garçons se laissèrent aller vers un rêve de tolérance et de liberté :
- Tu imagines si les choses pouvaient vraiment changer ? demanda soudain Sam, à moitié allongé contre ce vieux tronc tout mousseux à l'entrée de la grange.
- Changer ? releva John, le regard dans le ciel, rêveur.
- Oui, changer. Comme ils essaient à Montgomery. Regarde tout ce qui c'est passé : le jeune Emmett Till tué à 14 ans, ainsi qu'un pasteur et un militant de Droits Civiques. Et tous ceux pour qui on ne sait peut-être pas... Les Noirs ne veulent plus subir en silence. Rosa Parks et sa courageuse prise de position en est la superbe preuve ! Tu te rends compte ? Imagine que nous puissions enfin nous asseoir ensemble dans les bus ! Plus besoin de faire attention, plus besoin de ces histoires de trottoirs, d'écoles ! Tu ne voudrais pas aller dans la même école que moi, sans que ce soit interdit, mal vu ?
John regarda le beau jeune homme avec cette peau toujours aussi caramel et son regard qui, maintenant, s'exaltait, et sa voix mélodieuse qui se paraît de mots pleins d'espoirs. Des espoirs qu'il voulait partager.
- J'aimerais aussi, concilia-t-il avec un sourire. Comme de rejoindre le boycott à Montgomery, comme de prouver que l'on peut contrer la haine par la non-violence. Mais peut être plus tard quand...
- Quand ton père te lâchera les basques ! s'exclama Sam avec un rire doux-amer. Quand tout le monde nous lâchera les basques !
Soudain, il se leva, de plus en plus enjoué, et se tourna vers la plaine, la voix emplie d'une force brillante :
- Vous entendez ? s'écria-t-il. Le monde va changer ! Et dans ce nouveau monde, tout le monde pourra être amis avec qui il voudra ! Plus de ségrégation, plus de haine et d'incompréhension ! Plus d'esclaves et de violences, plus de morts ni d'injustice !
Le silence qui retentit ne fit que plus briller ses mots. John resta là, assis devant le jeune Métis debout face à la plaine, reprenant son souffle lentement.
Un rire secoua malgré lui le garçon admiratif :
- Et sur ces paroles à graver dans la pierre, déclara John avec une voix rieuse et grave à la fois, vive le Rock'n'roll !
Sam se retourna vers lui et, à l'éclat amusé et de celui qui est comprit qui pétillait dans le regard de John, les deux garçons explosèrent de rire.

***

Le temps passant et leurs envies évoluant, les deux garçons avaient mis au point un stratagème pour se rendre à des soirées dansantes, souvent organisées le samedi soir. Ainsi, au moins une fois par mois, ils s'échappaient de leurs foyers respectifs lorsque la nuit était souveraine, souvent par la fenêtre en descendant sur la gouttière, et passaient les jardins et les clôtures, pour se retrouver ensemble à la sortie de la ville, à la lumière de la lune, et montaient dans le seul bus qui grimpait jusqu'à Memphis, assez près de la frontière avec le Tennessee.
Ville qui avait fait naître le jeune Elvis Presley qui commençait à exploser dans tous les États-Unis, devenant petit à petit le symbole d'une génération en quête d'émancipation, elle restait le rendez-vous incontournable de la région. De tous les bus que Sam et John prenaient ensemble, il était le seul où ils pouvaient s'asseoir à côté sans se poser de question. En effet, conduit par un jeune Noir qui trouvait toujours un moyen de parler à un de ses passagers dont la majorité étaient aussi Noirs, l'ambiance y était festive et détendue.
John, tête connue et même appréciée, se fondait dans ce groupe sans plus aucun problème. Beaucoup des amis de Sam étaient devenus parfois les siens, même s'ils n'habitaient pas le même quartier, une entente tout juste amicale subsistait.
Enfin, ce soir-là, les deux garçons restaient fébriles sur leurs fauteuils. Chacun d'eux avait un cœur à gagner, en faisant en sorte que les leurs n'explosent pas.
John, pour sa part, avait le sien qui s'emballait pour Sarah, belle brune de Memphis, fille d'un teneur de théâtre de la ville, enjouée et cultivée, rêvant se produire un jour sur scène, comme celle de son père aimait-elle dire souvent... Rencontrée pendant plusieurs soirées consécutives, les deux jeunes gens avaient progressivement fait connaissance et leurs conversations résonnaient en John autant que leurs danses sur la piste. C'était la première fois que, avant de rentrer chez elle après une nuit de plus en sa compagnie, elle lui avait enjoint de ne pas manquer le prochain concert, et qu'elle serait heureuse de l'y retrouver. Ce soir.
Pour Sam c'était plus anecdotique. La jeune fille, Maggy, caractérisée par une crinière rousse sombre et des courbes gracieuses, s'était retrouvée à la sortie d'un théâtre, seule contre un mur, dans l'ombre, à pleurer.
Comme souvent dans ces soirées l'alcool passait de main en main, il se trouva que cinq jeunes Noirs voulurent l'accoster en prétextant la consoler. Elle dit clairement vouloir être seule et ne de pas les suivre à l'intérieur, lorsqu'ils commencèrent à s'agiter, insistant et tentant de l'attraper par le bras. La jeune fille voulut se débattre mais Sam, qui avait tout vu alors qu'il sortait prendre un bol d'air frais nécessaire à prendre à cause de la chaleur humaine qui envahissait toutes les salles de concert, s'interposa en douceur mais fermement. De quelques mots, il dissuada les cinq jeunes gens d'aller trop loin et ils se retirèrent en grinçant des dents mais sans demander leur reste, probablement déjà attirés ailleurs.
Une fois partis, Maggy s'était tournée vers lui, un peu sonnée. Il ne lui avait fallu qu'un de ses sourires lumineux pour la rassurer et lui proposer d'une voix calme si elle acceptait de venir à l'intérieur boire quelque chose pour se remettre de ses émotions. Les nuits à Memphis n'étaient pas comme les autres. On voulait oublier les histoires des parents, et ne pas penser comme des adultes en général tout en voulant en devenir, oui, ici, Sam était Sam. Pas le Métis. Simplement Sam.
Elle avait accepté. Et depuis, le jeune homme, de plus en plus amoureux, faisait tomber les barrières une à une. Celles du coeur de la jeune fille Blanche, et toutes les autres qui pouvaient les empêcher d'être ensemble.

***

La nuit promettait d'être longue à Memphis. Les salles, du quartier des studios Sun, étaient déjà remplies de musiques entraînant de nombreux couples sur la piste de danse. Les couleurs des robes se mélangeaient, les regards se perdaient un peu partout, mais on se tenait la main, la hanche ou le cou, et l'on se laissait emporter avec ferveur.
John tenait la main de Sarah qui de son regard noisette lui faisait comprendre qu'il avait bien tout à gagner, ce soir. Enjoué à l'idée de séduire, il l'emmena sur la piste et ils commencèrent à danser. Les musiciens enchaînaient du blues sur quelques bons morceaux du jeune rock'n'roll. Entre les pas de danse tendus, John soulevait sa partenaire et faisait voler ses jupons, alors que de grands éclats de rire se dessinaient sur le visage de Sarah. Le bonheur chatouillait le cœur du jeune homme qui, le sourire de sa belle sur ses lèvres à lui aussi, chercha Sam du regard.
Il trouva le jeune homme parmi les danseurs les plus proches de la scène, les mains sur les hanches de Maggy aux anges, faisant tournoyer sa belle avec l'aisance qu'il avait depuis toujours. John, en les voyant ainsi entrelacés, dégageant un petit parfum d'amour et d'une certaine innocence pincée, John se mit à oublier cette différence et ses idées reçues qui les empêchaient jusque là de s'approcher. John oublia le reste, s'évada dans la musique et dans le regard de sa cavalière...

***

La nuit était déjà bien avancée. Les musiciens prendraient sûrement leur deuxième pause. Mais en attendant, dans la ville-musique, la vie nocturne battait son plein. Ici, on échappe un temps au monde extérieur et à ses lois. Sam se déchaînait, Maggy l'accompagnait partout, riait fort à ses blagues même celles plutôt douteuses, dansait avec lui avec un plaisir apparent, enfin, la vie était belle. John lui aussi était heureux. Décidément, c'était la soirée aux deux garçons. Sarah et Maggy étaient leurs perles de la nuit, et ils n'allaient pas se priver de leur présence.
John ne dansait plus. Assit à une table encore disponible avec Sarah au fond de la salle, ils discutaient pour tenter de combattre la fatigue installée depuis un moment. La musique tambourinait toute la salle, lorsqu'un immense fracas vint briser le cercle magique de cette nuit.
On entendit bientôt à l'entrée résonner les cris d'un homme prit dans une furie incontrôlable, vociférant, crachant, et qui, de sa seule voix et de sa présence écrasait l'ensemble des occupants, très majoritairement Noirs, de la salle.
- JOHN HORNER !!!! hurla la voix d'homme. Montre-toi et sors de ces antichambres de l'enfer !
Le coeur de john s'emballa une fois de plus dans la soirée. Mais cette fois pour la mauvaise raison. Son père.
- John, je sais que tu es dans cette satanée ville, et j'en fouillerais toutes les poubelles ! Sors d'ici tout de suite !
Sarah le regarda avec de grands yeux. Cela lui suffit pour totalement déglutir. Il allait passer un très mauvais quart d'heure, et ce devant tout le monde. Comme l'animal résolu à l'abattoir, il se leva de sa chaise, et traversa la foule à la rencontre de son père, le capitaine Horner.
- Alors comme ça tu étais là ! s'écria le père, les yeux fous de rage vissés sur son garçon qui s'arrêta, stoïque devant lui, regardant ses chaussures. Ta pauvre mère se fait un sang d'encre alors qu'elle voulait juste vérifier que tu dormais bien comme cela lui arrive souvent lorsque ses insomnies l'empêchent de dormir elle. Et que voit-elle cette nuit, à une heure du matin ? Un lit vide et une fenêtre encore ouverte ! Mais c'est que tu veux la tuer, ta pauvre mère !
Alors que son discours s'étalait, John serra des dents. Il mentait. Ce n'était pas sa mère qui avait des insomnies, mais lui. Qui devait le surveiller depuis tout ce temps pour savoir que c'était à Memphis qu'il fallait chercher ? Lui. Cette hypocrisie devenue une pure comédie devant tous ses compagnons l'irrita au plus au point. Mais Franck Horner n'en avait pas fini.
- Et pourquoi John Horner sort en cachette en pleine nuit ? Pour danser sur cette musique du Diable qui devrait être interdite ! Pour se ruer dans les bras de filles de mauvaise vie, et sympathiser avec ces Négros !
Une colère noire déferla sur John, mais surtout en lui. Quelque part, il attendait ce moment. Où son père et lui devraient s'affronter. Et ce moment, il le sentait, était venu.
- Arrête tout de suite ! S'écria-t-il à sont tour. Je t'interdit de traiter Sarah et tous mes amis comme ça ! A part refuser la haine qu'il y a entre nos deux communautés, nous ne faisons rien de mal ! Tu n'as pas le droit de les traiter ainsi, ce sont mes amis !
Alors qu'il parlait, il entendit derrière lui les pas de Sarah, puis ceux de Sam et de Maggy se tenant main dans la main, arriver pour se tenir à ses côtés, dans un élan protecteur et de soutien.
Lorsque Franck Horner réalisa la couleur caramel de Sam, et surtout de sa main enlacée dans celle d'une jeune Blanche au regard à présent farouche tout comme celui de son compagnon, ses yeux s'agrandirent dans un rictus de haine que John n'avait jusque là jamais vu sur son visage, qu'il n'aurait jamais put imaginer.
- Toi... ! Fit le père dans un souffle, le doigt pointé sur Sam. Comment oses-tu... !
Sa colère et sa haine étaient tellement fortes qu'elles lui compressaient les poumons, et le coeur. Sam ne recula pas. Au contraire, il avança d'un pas, à la hauteur de John, de plus en plus inquiet. Mais la voix de son ami fut grave, belle, et surtout, calme et sûre.
- J'ose parce que je suis un homme libre, monsieur Horner. J'ose parce que je ne crois pas que ma peau fasse de moi un être inférieur ! J'ose tout simplement parce que je l'aime, et que je suis heureux qu'elle m'aime en retour. Vous...
- TAIS-TOI ! Tais-toi, Bâtard ! Ferme-la ! Un être comme toi... ça ne devrait pas exister ! Qu'une source de honte ! Je te connais, tu es aussi à Hamilton, c'est ta pute de mère qui s'est offerte à un Blanc, il y a des années !
Un silence retentissant écrasa la salle. John respirait difficilement. Il se sentait presque prit d'un vertige, cela tournait trop mal. Toujours sans prendre la parole, il vit les poings de Sam se serrer. Il vit son regard noir devenir aussi perçant que celui d'un oiseau de proie, une expression indéchiffrable sur le visage.
Entre honte et admiration, John comprit que son ami se contiendrait jusqu'au bout, et que les coups ne pourraient venir que de son père. Ainsi il commença à ne se concentrer que sur les mouvements de Franck Horner, qui pour l'instant ne bougeait pas. On entendit toute la salle retenir son souffle lorsque Sam reprit la parole, contenant difficilement sa rage mais y parvenant encore :
- Ma mère n'est pas ce que vous dîtes, et je trouve ce mot horrible. Elle est tombée amoureuse, mais de la mauvaise personne. Pas parce qu'elle était Noire et lui Blanc, mais parce qu'il n'a fait qu'assouvir une pulsion sur une jeune fille trop innocente pour voir la vérité, ou peut être pire, trop manipulée pour cela. Celui qu'il y aurait à condamner c'est cet homme. Que je ne voudrais jamais pouvoir appeler père. Et vous, si vous êtes là, c'est que vous ne pouvez pas supporter que les choses changent, parce que ce vous avez peur de moi, des gens Noirs et de tout étranger qui aime malgré tout l'Amérique. Une Amérique que vous aimez aussi, que vous avez représenté en Europe pendant la guerre, où vous avez sûrement vu tant d'horreurs, de morts et de souffrances, que cela a détruit votre coeur...
John n'eut pas le temps de se féliciter d'avoir concentré son attention sur son père. Dès que ce dernier tenta de bondir sur Sam, le jeune homme s'interposa de tout son corps et des deux bras voulut l'immobiliser. Sans qu'aucun mot ne soit prononcé de sa part, plusieurs personnes de la salle vinrent lui prêter main forte.
Ainsi tenu par quatre personnes, l'homme, comme un taureau voulant défoncer un obstacle devant lui, remuait dans tout les sens et éructait, le visage rouge et à moins d'un mètre de celui de Sam :
- BATARD !!! SALAUD ! Comment peux-tu savoir, vermine ! Qu'est-ce que tu sais de la guerre ! Qu'est-ce que tu sais de ce que j'ai vu, vécu ? Qu'est-ce que tu sais de la mort et de la souffrance ! Petit con ! Tu crois que tes belles paroles vont t'aider ? Lâchez-moi ! Lâchez-moi, sales Noirs !
Mais alors qu'il hurlait, on arrivait enfin à l'obliger à reculer vers la sortie, lui tenant bras et jambes, pour l'entraîner au dehors. Et alors qu'on le faisait sortir de la salle par la grande porte d'entrée, il poussa un ultime cri effrayant :
- Tu me le payeras, sale Nègre ! Tu me le payeras !
Parmi ceux qui le tinrent en respect jusqu'à sa voiture, John tentait de calmer les battements de son coeur. Il tremblait encore des mots sortis de la bouche de son père, là, gardés en lui depuis toutes ces années de silence et de haine. Ainsi la guerre, au lieu de tuer son corps, avait tué son coeur et son âme.
Ce fut John qui conduisit, accompagné de plusieurs de ses compagnons du hasard. Son père se calmait peu à peu à l'arrière, son fils n'osait pas même le regarder à travers le rétro-viseur.
Ils rentrèrent à Hamilton alors que l'aube parait le ciel de couleur rouge et de lumière vermeille sur toute la vallée. Une fois arrivés, John déposa la voiture chez eux, sa mère sur le perron poussa un cri de peur et de surprise, de voir trois Noirs et son fils encadrer son mari pour être sûrs qu'il rentrerait bien chez lui sans faire d'histoire. Franck Horner avait maintenant le visage fermé, les poings serrés, et ses yeux bleus envoyaient des éclairs.
Il entra dans la maison sans dire un mot. John ne sut quoi dire non plus face à ces trois gars pour les remercier, sa seule gêne reconnaissante leur suffit et ils partirent d'un salut bref de la tête, sans plus.
Le jeune homme resta sur le perron en face de sa mère, en peignoir, décoiffée et terrifiée. Épuisé de tant d'émotions, le garçon lui prit doucement la main et l'entraîna à l'intérieur avec la désagréable impression de l'oiseau entrant en cage.
- Viens Maman, je vais t'expliquer...
Elle le suivit en silence, et referma sa porte au regard des voisins.

***

Deux jours s'étaient écoulés depuis l'incident. Depuis la plus grande peur de sa vie. John était resté cloitré dans sa chambre, et ne descendait à la cuisine que pour voir sa mère et prendre de quoi manger. Elle n'avait rien dit après qu'il lui ait tout avoué. Et son silence persistait. Ayant trop peur de réveiller le monstre que son père avait été, il n'avait pas demandé la permission de sortir, de tenter d'oublier dehors cette ambiance angoissante qui circulait dans l'air de la maison.
Le matin du troisième jour, comme à son habitude, John descendit les escaliers et se présenta à la cuisine déjà habillé, prêt à prendre le petit déjeuner fait par sa mère.
Elle se tenait recroquevillée à l'angle d'un mur, en pleurs, tremblant et se cachant le visage des bras, les genoux repliés contre sa poitrine. John courut jusqu'à elle, la prit dans ses bras, l'enjoint de lui dire ce qui s'était passé.
Lorsqu'elle releva le visage vers lui, il comprit. Un hématome s'était déjà formé sur la moitié de sa joue droite et l'arcade de son œil virait au violet. Elle tremblait lui avouant que c'était la première fois qu'il l'avait frappée, et qu'elle ne savait pas où il était parti en trompe, comme une bête en chasse.
L'aveu terrorisa John. Il bondit sur ses pieds, aida sa mère à s'asseoir sur une chaise, soigna sa blessure et tenta de lui prodiguer les mots les plus doux et les plus rassurants qu'il pouvait donner avant de courir hors de la maison.
Devant la barrière de son jardin, John se mit à réfléchir à cent à l'heure : où aller ? Chez Sam ? Non, trop de monde. Être allé l'attirer quelque part ? Mais comment ? Sam n'était pas un garçon dénué d'intelligence, il aurait senti le danger.
L'image de la grange fusa. Comme une douloureuse évidence. Si son père avait sut pour Memphis, qu'est-ce qu'il l'empêchait de savoir aussi pour leur ruisseau et leurs collines ? Et Sam, fidèle, y serait allé pour l'attendre, ne comptant pas les jours, attendant calmement que John puisse lui revenir et que le cours des choses puisse reprendre... Paniqué, John se mit à courir. Plus que jamais.
Il le sentait au fond de lui que le pire pourrait arriver. Que le pire pouvait être arrivé...
Le ciel était menaçant, et des grondements commençaient déjà à sortir de ses entrailles. Puis, sans prévenir, une forte pluie s'abattit sur tous les environs. Rendant la terre boueuse et glissante, la vision floue et peu étendue, mais John n'y pensa pas.
Contenant en lui sa peur et mettant toute sa rage dans sa course, le jeune homme courut à travers toute la ville, jusqu'à leurs collines, pour sauver Sam, pour empêcher que... il ne fallait pas y penser... Pourtant, ce n'est qu'en s'accrochant à cette pensée terrifiante que John arriva au ruisseau en un temps record.

***

John ferma les yeux une seconde après que la porte de la grande fut ouverte devant lui. Sans savoir d'où lui en venait la force, il les rouvrit. Graver dans sa rétine et dans son cœur l'horreur.
Le corps de Sam, mutilé au visage et aux membres, gisait inerte comme un pantin inanimé contre le mur du fond. Les yeux figés par le voile de la mort, terrifiés, laissant une angoissante idée de ses derniers instants. Un rictus étrange déformait sa bouche et l'ensemble de son visage. Le sang coulait encore, par petites gouttes colorées sur lui et partout autour de lui, contrastant avec la couleur terne de la terre.
La pluie sale battait les épaules de John, il tremblait, une pression ferme tambourinait ses tempes, il tituba vers le corps, se stoppa à la moitié de la distance, là où semblait bien vouloir s'arrêter le lit de la flaque rouge. Il serra les poings à s'en faire blanchir les phalanges, les mâchoires à s'en faire éclater les dents, tout en lui se contractait. Il ne se rendait pas compte des larmes qui dégringolaient de ses joues, portant il se sentait noyé. Trop d'émotions, trop de sensations se mélangeaient en lui. De la douleur, même de la révulsion. De la peur, le sentiment qu'un vide obscur l'envahissait. De la colère, contre son propre père, contre ce monde injuste et cruel, contre le destin, contre son père, encore et encore. Puis ce vertige. De dégoût. De mort. John tomba à genou devant le corps. Une pensée l'horrifiait : cela ne servirait à rien d'aller chercher la police. Les ou le coupables... ne seraient jamais condamnés. Une vérité de plus étouffée. Une honte de plus pour la race des hommes.
Dehors il pleuvait encore. Encore plus fort. Tonnerre et foudre se faisaient un concert, à présent. Et John pleurait. Frappait la terre du poing. Sam... partit, disparu, envolé. Non, il n'y avait aucune raison à vouloir utiliser ses expressions faussement apaisantes. Sam était mort. Mort dans la souffrance, l'angoisse et l'injustice. Mort sans que John n'ai rien pu faire. Pour tout arrêter, pour le sauver, pour... qu'il soit encore là !
Un hurlement terrible déchira le ciel. Plein d'amertume et de désespoir.
Le cri que l'on entend lorsque la mort a rendu sa sentence.
John ne rentra pas chez lui ce soir là. Il alla directement trouver la mère qu'il connaissait bien et à qui Sam avait sûrement tout dit à propos de cette fameuse nuit.
Aucun mot ne fut prononcé. Le sang sur ses habits parla pour lui. Et le silence semblait tout écraser.
Un autre cri déchira le ciel à peine calmé.

***

Sam fut enterré le samedi. Il était mort le mardi, probablement en début de matinée et découvert en fin de matinée. Sa pierre tombale, grise et polie, fut placée sous un arbre, non loin des collines, tournée vers l'est, vers l'aube.
Une vieille femme chanta un air de Gospel que le garçon avait souvent chanté ou simplement fredonné : « I will follow him... He is my destiny... »
Le vent souffla très fort ce jour là. Comme s'il voulait hurler une simple partie du chaos qui habitait John, seul Blanc dans la petite assemblée de l'enterrement. Il n'avait eu le courage de retourner chez lui que pour récupérer ses affaires, dire à sa mère qu'il partait, redouter l'ombre de son père dans la maison sans l'y croiser, et disparaître du quartier blanc pour aller soutenir la petite famille de Sam. Depuis, des idées de voyages l'encerclaient. Il ne pouvait pas vivre ici, pas dans ses collines où lui et Sam avaient marché ensemble, parlé, rêvé, espéré... Et où Sam était mort. Non, trop de souvenirs. Trop de souffrances. Trop de cauchemars.
Debout devant le cercueil, John voyait que sa vie à lui continuait, alors que celle de Sam était là, devant lui, éteinte. La pensée que cela était absurde et injuste l'oppressait. Peu à peu, la voix de la vieille femme commença à se confondre avec le silence, s'éteignant doucement. John salua une dernière fois la mère de Sam qui serrait son mouchoir d'une main et lui proposa de rester encore un peu.
Son père avait été dernièrement arrêté mais, faute de témoignages et de preuves, serait bientôt relâché. Le jeune homme serra les mains de cette petite femme parée du plus horrible des deuils, lui sourit timidement en refusant son offre. Son père coupable et lui ne pouvaient pas vivre dans la même ville. Il embrassa aussi la grand-mère et sur ce, s'en retourna.
Il quitta l'air des collines, la tombe de Sam, et la laissa entre les mains de ce coucher de soleil mêlant un rose pâle avec une couleur vermeille.

***

Les curieux virent le jeune homme monter peu de temps après dans un bus en direction du Nord, un bagage pendu à l'épaule, le visage fermé. Le bus laissa une traînée de poussière derrière lui, qui retombait sur la terre sèche le temps que ce dernier disparaisse sur les routes boisées de la vallée.
Ce n'est que des années plus tard que John, sans surprise, apprit que son père avait été relâché le lendemain de son départ, sans plus aucune charge contre lui. Sauf que sa mère l'attaqua dans la même semaine pour coups et blessures, et qu'il dû être inculpé plusieurs mois alors que son divorce était enclenché.
Depuis ce jour, ils ne s'étaient plus vus.





********




1963.
C'est une journée lumineuse d'août. John s'est mêlé à la foule, à cette « Marche sur Washington ». Depuis la mort de Sam, il soutient ouvertement le mouvement des Droits Civiques, quelque part pour honorer l'amitié qui le liait au jeune homme mort à 17 ans, quelque part pour oublier le fait qu'il aurait peut être dû le faire plus tôt.
C'est une mer noire de femmes et d'hommes, prise dans une avancée lente, sûre. Le temps passe et beaucoup s'arrêtent à leur passage pour les rejoindre. Parmi la foule, on sent que l'on est en train d'écrire une grande page de l'histoire du pays, de tous les États-Unis d'Amérique. Alors les cœurs battent à l'unisson, on se serre très volontiers les mains, les sourires sont distribués sans distinction. Même si John n'est qu'une tête parmi tant d'autres, il est tout aussi impressionné et enthousiaste de voir autant de gens rassemblés devant le Capitole, pour entendre Martin Luther King. Les micros ont été préparés, la date de ce jour avait été fixée depuis juillet, on commence à parler de plus de deux cent cinquante mille personnes qui sont venues envahir les environs du Capitole. John a réussi à se poster près d'un haut parleur, à droite des marches qu'il ne peut pas du tout voir. Un murmure sourd émane de la foule, l'attente commence à s'appesantir...
Soudain, des applaudissements et des cris de joie fusent, le pasteur baptiste se hisse peu à peu devant l'immense assemblée. Il salue, suivit des autres dirigeants des mouvements des Droits Civiques, remercie, encourage au passage, et arrive à imposer enfin le silence à la foule. Sa voix résonne dans les oreilles et dans les cœurs. Celui de John tremble. Les mots de cet homme trouvent écho en lui avec violence, et les souvenirs jaillissent, lui qui pensait les avoir suffisamment enfoui pour venir jusqu'ici.
« Je fais le rêve qu'un jour... »
Et les mots défilent.
« … Cette nation se lève et vive sous le véritable sens de son credo : Nous considérons ces vérités comme évidentes, que tous les hommes ont été créés égaux. »

***

Et l'homme qu'est devenu John se souvient... Sam et son visage toujours si jeune, qui lui sourit, qui lui dit que tous les hommes sont pareils... Une tête, deux mains, un coeur et une âme...

***

« Je fais le rêve qu'un jour... »
« … Sur les collines rouges de la Géorgie, les fils des esclaves et les fils des propriétaires d'esclaves puissent s'asseoir ensemble à la table de la fraternité.

***

Et les journées au ruisseau reviennent. Les goûters. Les rires. Les jeux dans l'eau et la prairie, les poursuites, encore les rires, les discussions sérieuses comme délirantes...

***

« Je fais le rêve qu'un jour... »
« … même l'État du Mississippi, désert étouffant d'injustice et d'oppression, soit transformé en une oasis de liberté et de justice. »

***

Leurs discussions sérieuses résonnent. Vouloir marcher sur le même trottoir. Être assis ensemble dans les bus. Marcher côte à côte sans le poids du regard des autres, sans l'interdiction d'être tout simplement amis. D'avoir eu la force d'oublier leur couleur de peau. De juste avoir suivi leur cœur...

***

« Je fais le rêve... »
« … que mes quatre jeunes enfants vivront un jour dans une nation où ils ne seront pas jugés pour la couleur de leur peau, mais pour le contenu de leur personne. »

***

Qui était Sam ? Une joie de vivre, un sourire radieux, un rire clair et franc, un coeur vibrant d'humanité, un esprit droit et fin. Et sa couleur ? Ce beau caramel, cette douceur issue d'une Noire et d'un Blanc...

***

« Je fais le rêve qu'un jour...
« … Là-bas en Alabama, avec ses racistes vicieux, avec son gouverneur aux lèvres dégoulinantes des mots « interposition » et « annulation », oui, qu'un jour au fin fond de l'Alabama les petits garçons noirs et les petites filles noires puissent joindre leurs mains avec les petits garçons blancs et les petites filles blanches, comme des frères et des sœurs. »

***

John reste au milieu de la foule, stoïque et chancelant à la fois. Les larmes sont venues d'elles-mêmes, il ne s'en rend toujours pas compte...
Sam et lui... avant d'être des garçons de couleurs différences, des amis de deux mondes opposés... avant tout, ils étaient frères. Malgré les dangers, les rejets, les doutes et les préjugés, ils étaient frères. Non de sang, mais de bien plus.
Plus que le sang, c'était le coeur.
Sam... Le frère de son coeur.
Son frère sans couleur.
John lève lentement les yeux vers le soleil. Puissant, chaud, plein de promesse. Le temps n'a pas finit sa course, la vie est toujours un chemin où il ne faut pas compter ses pas... John voyait une nouvelle page se tourner, doucement, que le papier soit blanc ou noir, que l'encre y soit blanche ou noire, il avait encore une vie à écrire. Mais sans oublier.
Ni son frère,
Ni ce rêve...


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