dimanche 20 mars 2011

- The Assassin's Fall -










- The Assassin's Fall -







" Bip... Bip... Bip..."

***

Aube latente dans le ciel pour une ville qui s'éveille.
Tours d'ocre, palais de marbre, toits de tuiles cuivrés, dômes d'églises, villas portées par les arcs de pierre et sublimées de mosaïques de verre, alors que les rues ne sont encore que de la boue.
La cité grouille de toutes sortes d'animaux.
Des fourmis qui s'affairent sans cesse, des vers qui se prélassent toute la journée, des chiens qui veillent et aboient après ceux qui pourraient les nourir. Une masse noire, bruyante, qui pullule de sa médiocrité et de son ignorance.
Et parmi ce monticule de gens dépourvus d'âme, se tisse pourtant une toile de vie, forte de son nombre de membres à relier, faible car ces derniers ne se tiennent les uns aux autres que par un fil aussi fin que celui des araignées.
Dressé comme la goule des cathédrales, le loup observe en silence sur les toits de Florence, aspirant quelques délicieuses bouffées d'air avant de plonger.
Un loup ?
C'est un homme de haute taille, habillé d'une veste teintée d'un rouge pourpre, chaussé de bottes de cuir qui lui remontent jusqu'aux cuisses, les hanches serties d'une ceinture où pendent ses poignards. Sous sa chemise blanche, s'entrelacent des harnais qui lui permettent de dissimuler couteaux aiguisés, poisons, et de maintenir son épée, faite d'une courbe et de gravures d'argent, dans son dos.
Enfin, ne laissant briller que ses yeux de braise à la lumière du soleil levant, une capuche obscurcit son visage et le sourire qui se dessine sur ses lèvres.
La Renaissance, c'est ainsi que ceux qui arpenteront le futur nommeront ces temps colorés d'un renouveau intellectuel et artistique, mais pour l'heure, l'homme s'apprête à tout autre chose.
Il se relève et se prépare à sauter sur le damier de toitures d'argiles.
Un loup. Une face douce pour le jour, son opposé lorsque s'approche la nuit.
Le voile orangé des cieux se déchire pour laisser place à une robe bleutée parsemée de nuages.
L'homme inspire une dernière fois.
C'est un assassin qui s'élance dans la ville.

***


"Bip... Bipbip... Bip... Bipbip..."

***

" Bip... Bip... Bipbip... Bipbip... !"
John se réveilla brusquement sous les vibrations et la sonnerie de son téléphone, qu'il sortit de sa poche. Après un grognement imbibé de sommeil, il poussa un juron en lui-même et décrocha :
"Combien de fois faudra-t-il te dire que je ne veux plus être dérangé ?"
"Excusez-moi monsieur Plenois, lui répondit la voix mal assurée de son assistant, mais Tokyo a appelé, et nous aurions besoin..."
"Dis-moi Charly, où suis-je en ce moment même ?"
"Dans l'avion vous ramenant à Londres, monsieur."
"Et depuis quand n'y suis-je pas retourné ?"
"Trois... trois mois, monsieur."
"Bien. Je fais la surprise à ma femme de rentrer plus tôt que prévu et il me semble avoir largement mérité des vacances. Tu n'es pas d'accord, Charly ? "
"Si, mais..."
Charly était le surnom qu'il donnait à tous ses subordonnés jetables comme des cannettes usagées, qu'il ne gardait pas plus d'un an à son service en général. Celui-ci, jeune chiot qui appréhendait à peine quelle jungle pouvait être la City Londonienne, ne pouvait pas s'empêcher, au-delà de ses airs naïfs, de se révéler attachant. Prévenant, attentif, apprenant sans cesse comment satisfaire son employeur, ce Charly méritait un petit traitement de faveur, à la sauce John Plenois.
Bien sûr John connaissait l'importance de cette affaire avec Tokyo et ne pouvait pas nier la légitimité de l'appel de l'assistant, mais il avait décidé de passer outre, au moins pour deux semaines. Oui, deux petites semaines hors du circuit des tours des traders.
John soupira.
"Je vais te le dire sur le ton de la plaisanterie, mais comprends bien que je ne rigole pas. Je prends mes vacances jusqu'au 15 à minuit, et si tu continues à me communiquer quoi que ce soit provenant du bureau, je t'offre aussi des vacances, mais à durée indéterminée. C'est clair ?"
"Oui... monsieur."
John n'ajouta rien et raccrocha sèchement. Le petit pourrait s'affoler autant qu'il le voudrait, mais au moins il venait de gagner la tranquilité qu'il souhaitait.
Il sourit, s'étira sans grâce sur son siège, lorsque ses yeux retombèrent sur le livre posé sur la table fixée près de lui, comme pour tous les passagers de première classe.
"Décor et société de la Florence du XVe siècle"
Truffé d'illustrations et d’anecdotes croustillantes, l'ouvrage avait parfumé ses rêves d'un cadre aussi attirant que mystérieux, son esprit s'était laissé happer par des horizons qui lui étaient inconnus jusqu'ici. 
Il l'avait lu juste avant de s'endormir durant ce trajet qui lui faisait traverser deux continents et moultes fuseaux horaires. Avec lui, il avait même sauté dans le temps. Il souriait encore aux souvenirs des quelques bribes qui lui restaient de son songe lorsqu'une voix s'éleva dans le cockpit.
"Bonsoir mesdames et messieurs, ici votre commandant. Nous vous informons que notre vol à destination de Londres s'achèvera dans une dizaine de minutes. Il est vingt deux heures, heure locale, et la température est de dix degrés. Un voyant rouge sur le dossier de vos sièges s'allumera lorsque vous serez priés d'attacher vos ceintures. Nous vous remercions d'avoir choisi Singapour's Airlines, à bientôt."
John rangea sommairement son sac, refusa les brochures proposées par une hôtesse, et obéit aux directives du pilote une fois que la lumière rouge se mit à clignoter sur le dossier du fauteuil de son voisin.
L'avion entamait sa descente vers la terre, mais les pensées de John divaguaient toujours vers une cité d'ocre, remplie de secrets, de magnificence comme de bassesses et de sang.

***

"... Bip... Bip..."

***

La villa a été créée par Michelozzo, humaniste et architecte de l'Italie Florentine. La richesse du maître des lieux, un certain Giovanni di Castellan, lui a permit d'accueillir le célèbre artiste dans son projet de construction.
L'assassin, qui a une vue imprenable sur le Dôme de la cathédrale de Santa Maria del Fiore, se laisse glisser sur les gouttières pour atterrir souplement sur l'un des balcons du bâtiment, quadrillé d'harmonieuses arcades.
Se jouant du silence de son déplacement, l'homme s'infiltre dans une chambre plongée dans l'ombre, connaissant parfaitement l'édifice et sachant où il la trouverait.
Lisa.
La femme de Giovanni di Castellan, épouse attentive et soumise, mère stricte mais aimante, la figure parfaite de ce que la société de l'époque attend du sexe dit faible.
Mais rien n'est tel qu'il n'y paraît.
L'assassin se faufile entre les meubles somptueusement sculptés, marche sur les tapis aux broderies colorées, guidé par une symphonie de souffles et de murmures qui se transforment en gémissements.
Alors qu'il s'approche du centre de la pièce où se trouve le lit taillé dans le chêne, il peut les voir malgré la pénombre.
Une danse érotique s'ouvre devant ses yeux, parée de mouvements de plus en plus frénétiques sous les draps de soie. Deux corps l'un sur l'autre font l'amour, dans un élan irrépressible.
L'épouse de Di Castellan, et un amant dont il ignore le nom.
Il est désormais assuré que la porte de la chambre est bien fermée, le couple adultère y a très sûrement veillé. Toujours invisible et inaudible, il se dirige vers les grandes fenêtres aux carreaux peints, et empoigne avec force les lourds rideaux qui les enferment dans un huit clos.
La lumière envahit les lieux comme un ouragan. Cette intrusion provoque un cri de stupeur chez Lisa qui se délivre précipitamment des couvertures. 
Elle apparaît, entièrement nue, les seins fermes, une cascade de cheveux ébènes sur les épaules et la peau brillant de sueur, ses yeux noirs vissés sur l'inconnu adossé au mur.
Elle ne peut voir son visage plongé dans l'ombre de sa capuche, et son amant se redresse au-dessous d'elle, plus jeune, les cheveux en bataille et le regard terrifié.
- Qui êtes-vous ? demande l'impudente d'une voix claire et dure à la fois.
- Quelle importance, lui répond-t-il d'un ton sans aucune empathie. Je ne suis que ce que je fais. Et maintenant, je vais agir selon ce que je suis. 
Le jeune homme se met à geindre, s'attirant les foudres de sa maîtresse qui le repousse contre la tête de lit et se lève, face à l'homme qui n'a pas bougé d'un pouce.
- C'est mon mari qui vous a engagé ? continue-t-elle avec mépris. Il n'aura ainsi aucun compte à rendre à personne. Une femme adultère est la pire des humiliations pour un homme. Même une défaite militaire lui serait plus douce.
L'assassin sourit sans qu'elle ne le voie. Il reconnaît l'intelligence de Lisa qui ne semble pas avoir peur de lui tout en ayant conscience de la situation. Il ne l'a jamais vue aussi belle.
Dommage.
- Dois-je considérer cela comme vos derniers mots ?
- Donnez-moi votre nom.
Son insistance aurait pu l'exaspérer, en cet instant, elle l'amuse.
- Appelez-moi Epsilon.
- Je connais votre voix.
- Je n'en doute pas.
Elle relève les yeux vers lui, une surprise mêlée de frayeur peinte sur le visage. Là voici déshabillée de sa fougue si désirable.
Tant pis.
- Gio...
Le mot meurt dans sa gorge ouverte d'un trait net tracé par un poignard, ne laissant s'échapper que des râles avortés et des flots de sang. Une rivière d'un rouge écarlate dégouline sur l'ivoire de son corps aux courbes graciles, avant qu'il ne tombe sur le tapis, inanimé.
L'homme pousse un long soupir lorsque son regard quitte la vision de sa victime pour découvrir l'amant recroquevillé dans les draps, pleurant comme un enfant privé de sa mère.
Des deux, ce jeune homme est celui qui le dégoûte le plus.
Mais peut-être qu'il pourra rendre ce jeu plus intéressant.
Il enjambe le cadavre et s'avance vers le lit.
Le garçon pousse un nouveau cri.
Paralysé de peur.

***

".. Bip... Bipbip... Bip..."

***


Le taxi le ramenait dans le quartier chic de la capitale, où il s'était installé avec son épouse Alice lorsqu'il avait été muté à Londres, après avoir brillé dans quelques multinationales à New York et Paris.
Patelin de quelques maisons aussi chères que des immeubles, la voiture s'engagea dans la longue avenue, bordée de haies et de murs en brique tout à fait au goût du jour. 
John avait hâte de retrouver l'odeur fleurie de chez lui, les yeux bleu pétillant de sa femme, et de la ravir de toutes sortes d'attentions. Surtout, il lui tardait de pouvoir la toucher, l'embrasser. De prendre possession de son corps comme pour pouvoir reprendre conscience du sien et de tout cet amour qui l'étreignait dès qu'il posait les yeux sur elle.
En dix ans de mariage, il ne l'avait jamais trompée. Ce qui, pour ses collègues, le relayait soit à la catégorie des coincés soit à celle des erreurs de la nature. Trois mois sans sa peau près de la sienne et une relation à distance, seulement rattachée à des appels téléphoniques et à des mails, avait risqué de le rendre fou.
Toutes ses pensées tournées vers Alice, son sourire, son regard, ses formes et le son de sa voix lorsqu'elle s'abandonnait à lui, l'excitaient davantage. 
Tant et si bien que lorsque le véhicule s'arrêta devant le portique de bois peint en blanc, il se précipita en prenant à peine le temps de payer la course. Le chauffeur aurait de toutes façons le bon sens de lui décharger ses bagages.
Il ouvrit la lourde porte du bâtiment aux volets clos. C'était un immense édifice de béton aux larges baies vitrées aux étages, tout avait été conceptualisé selon les idées modernes d'Alice qui avait étroitement collaboré avec l'architecte qu'ils avaient engagé.
Une fois dans le hall aux couleurs cendres et aux miroirs ovales, il posa son sac contre le mur et se dirigea sans attendre vers les escaliers aux tapis blancs et verts, pour arriver au premier étage où se trouvait leur chambre.
Vu l'heure tardive, Alice ne pouvait qu'être endormie dans leur lit.
A chacun de ses pas montait une nouvelle vague d'adrénaline, son coeur roulait comme une baguette qui caresse la peau du tambour pour mieux le faire résonner.
Alice.
Ses yeux bleus qui ressortaient parmi la blondeur de ses cheveux, le grain de beauté sur sa hanche droite, la courbe de ses jambes s'entrouvrant, son sourire faussement pudique lorsque son regard à lui la déshabillait...
Il courait presque en entrant dans la chambre.
- Mon amour... Je suis ...
Il ne put finir sa phrase.
Alice tenait dans ses bras un homme qu'il ne connaissait pas, l'air totalement surprise. L'inconnu avait les yeux humides de larmes, se retira violemment de l'étreinte de son épouse, gêné. Pourtant, aucun des deux ne semblaient terrorisés ou épris d'un sentiment de culpabilité.
- John ? Mais qu'est-ce que tu fais là ? Tu ne devais pas rentrer la semaine prochaine ?
Il ne répondit rien. Pétrifié devant eux, l'esprit perdu dans une folle série de questions qui l’assommaient. Son coeur continuait de battre la chamade, mais pour des raisons aussi éparses que contradictoires.
- John ? Qu'est-ce que tu as ? John, c'est Peter, il a perdu...
Il ne réussit pas à en entendre plus.
Quelque chose l'envahit à l'instant même.
Comme si toute l'énergie contenue jusqu'alors, toute l'impatience, tous les rêves tout à coup brisés, se métamorphosaient en une colère insoutenable dans son être déboussolé.
Non, c'était pire que de la colère.
De la rage.


***

"... Bip... Bip... Bip... "


***

Le jeune homme, à peine âgé d'une vingtaine d'années, le regarde. Ses yeux aux éclats verts sur un fond de pupille châtain, le fixent en silence, alors que son corps, toujours assis sur le lit, est tendu sous la pression d'une terrible attente.
Ses larmes ont séché sur son visage rougi par les pleurs et l'émotion, le garçon semble avoir oublié sa nudité et ne respire que la peur.
L'assassin fait un dernier pas dans sa direction, se retrouve devant le matelas, menaçant.
- S'il vous plaît..., supplie l'amant d'une voix hésitante. Je... Je suis le fils d'un cousin des Médicis !
- N'est-ce pas une raison de plus pour te punir ?
Le jeune homme ravale de nouvelles larmes et gémissements de frayeur. Il lui faut tenter le tout pour le tout.
- Je vous en prie... Je peux payer plus cher que celui qui vous a employé !
- Je ne suis pas intéressé par l'argent.
Sans attendre davantage, le garçon recule avec précipitation et tombe du lit, se rattrape in extremis sur ses pieds et court vers le mur orné de tapisseries aux représentations médiévales, évitant soigneusement le corps de sa maîtresse gisant devant les fenêtres.
Epsilon se retient à grande peine de soupirer encore une fois. Lisa aurait pu choisir plus téméraire, du moins plus futé.
Il le rejoint en quelques mouvements souples et lui fait à nouveau face. Le garçon sanglote et ses jambes flageolent.
- S'il vous plaît...
- Il me plaît d'agir ainsi.
- Pourquoi...
- L'infidélité se paye toujours. Au ciel comme sur terre. Je veille simplement à ce que la justice soit bien rendue ici bas.
Le regard du jeune homme se durcit.
- Vous mentez.
- Ah, et pourquoi donc ?
- L'argent ne vous attire peut-être pas, mais ce n'est en aucun cas la justice divine qui vous a guidé jusqu'ici.
L'assassin, agréablement surpris, se prend au jeu.
- Quel est le moteur de mes actes selon toi alors ?
- La vengeance.
- Pourquoi ?
- Votre seule présence ici à un tel moment, prouve que vous êtes plus qu'informé. Vous le saviez. Vous la connaissiez. Peut-être même que vous...
Décidément, le petit se révèle plein de ressource. Epsilon entrevoit enfin les quelques raisons qui avaient pu poussé Lisa à le prendre comme amant.
Comme pour avaliser ses paroles, il lève le voile d'ombre qui pesait sur son visage.
Tout à coup, le garçon épouse les même traits de terreur mélangés de stupéfaction, que son amante avait manifesté juste avant qu'il ne la tue.
- Désormais, tu sais. Je suis mon propre commanditaire.
Alors que le jeune homme pousse un cri d'effroi, la lame d'argent vient mordre sa poitrine, en une parfaite courbe s'achevant dans les ventricules de son coeur. 
Un jet de sang qui se répand sur les vêtements et sur le sol en quelques instants. Et le regard de l'amant se fige dans la peur et la mort.
Satisfait de ses actes, Giovanni di Castellan se tourne vers les fenêtres de la pièce, la matinée est déjà bien avancée. Il remet sa capuche et nettoie délicatement ses poignards avec un bout de drap du lit, ses pensées reviennent sans cesse à ces corps inertes près de lui.
Lisa ne s'est pas humiliée avec n'importe qui et cela le console.
Une fois prêt, il esquisse un pas vers son échappatoire lorsque la porte de la chambre s'ouvre.
Une servante, frêle dans ses tabliers et sa coiffe blanche, reste pétrifiée devant ce qu'elle voit.
Deux cadavres et une grande ombre au fond de la pièce dont elle n'arrive pas à distinguer le visage.
Le silence qui les entoure semble se cristalliser dans le temps.
Jusqu'à ce que la servante le déchire par un hurlement strident.

***

"Bip... Bipbip... Bipbip..."


***


Le monde s'écroula.
John perdit conscience de lui-même et le contrôle de ses sens.
- John ... John... Qu'est-ce qui t'arrive ?
La voix féminine, familière, se dilatait dans son esprit, de plus en plus lointaine.
Sa vision se brouillait. Seuls quelques points précis de la chambre lui étaient encore distincts, comme la coiffeuse d'Alice ou la porte de la pièce toujours ouverte. Mais les visages de sa femme et de son amant avaient sombré dans un flou total.
Alice, adultère ?
Ces deux mots ne pouvaient pas aller ensemble. Il ne pouvait pas les mettre l'un à la suite de l'autre.
Alice, adultère.
Ses neurones disjonctèrent un à un tels des ampoules ne supportant pas la force du courant qui les assaillait.
Alice. Adultère. Alice. Adultère. Alice. Adultère. Alice. Adultère. Alice. Adult...
John s'abandonna au néant, n'ayant plus les ressources mentales pour se protéger de lui-même. Dénudé de toute raison, l'image de la coiffeuse revint se loger dans sa rétine.
L'idée jaillit en lui, simple et absolument... naturelle.
" Alice. Adultère. Alice. Adultère. Alice. Adult..."
" L'infidélité se paye toujours."
"Alice. Adultère. Payer. Alice. Adultère. Payer. Al..."
Alors que des pleurs et des appels l'entouraient, John se dirigea vers le petit meuble de bois laqué, complété par un miroir dont il ne reconnu pas le reflet.
"J'agis selon ce que je suis."
"Je ne devrais pas. C'est mal."
"Il faut épurer le monde des médiocres. Des fourmis, des vers, des chiens... "
"J'ai mal. "
"Il faut lui faire payer."
Une fois les ciseaux en main, toute l'énergie créée et contenue depuis trop longtemps explosa en un enchaînement de gestes aussi précis que puissants.
"Je veille à ce que la justice soit bien rendue ici bas."
"J'aime Alice..."
"Tu hais cet homme. Tu hais ce qu'ils ont fait. Tu hais ce qu'elle t'a fait !"
"J'aime Alice."
"On châtie mieux ceux que l'on aime."
John ne commandait plus son propre corps. Il n'était gouverné que par des instincts meurtriers.
" Vas-y !"
Lorsque l'acier de l'outil déchira les chairs du sein d'Alice, s'enfonça jusqu'à son coeur, il ressentit un plaisir sans nom, pervers, destructeur.
Il planta l'arme plusieurs fois avec frénésie, se libérant de cette haine viscérale et s'enchaînant à la folie en même temps.
"C'est mal, c'est mal !"
"C'est bien, c'est bien !"
"Tu es libre John. Tu es moi et je suis toi."
Sa vue encore défaillante l'empêchait de discerner véritablement le visage qu'il étranglait par la suite avec toutes les forces qui lui restaient.
"Le monde ne comprendra pas. Nous devons fuir. Fuis !"
La voix résonnait en lui. Il parlait avec elle. Parlait pour elle.
Il parlait tout seul.
Telle une bête qui n'avait d'humain que son enveloppe, il s'échappa de la maison en laissant derrière lui deux corps sans vie.
La vengeance l’exaltait.
Rien de plus noble que de rendre justice.
Il avançait dans l'allée du quartier, et regardait son ombre sur l'herbe dessinée par la clarté des lampadaires.
John souriait d'un air machiavélique.
"Je ne suis que ce que je fais. Et j'ai agi selon ce que je suis."
A côté de lui, marchait la sombre silhouette d'Epsilon, persuadé qu'elle était la sienne.
L'assassin de ses rêves l'accompagnait, non, plus encore, il était ce personnage hors du commun.
La nuit embrassait le ciel, John croisa une voisine qui promenait son chien. Elle mit de longues secondes à le reconnaître.
Ce furent les éclaboussures de sang sur ses vêtements et sur sa figure ainsi que ses mains écarlates qui la firent plaquer une main sur sa bouche pour retenir un cri, et s'enfuir vers chez elle.

***

"Bipbip... Bipbip... Bip..."

***

Giovanni saute par une fenêtre, court sur le balcon, pendant que l'alerte se répand tel un feu de forêt dans la villa et bientôt dans toute la cité.
Enjambant la balustrade, il s'empresse de grimper sur le toit à l'aide des larges jointures des pierres du mur et de la gouttière. Debout sur les tuiles, il observe les rapidement les alentours : les rues sont déjà envahies par les miliciens, toutes les femmes crient et se lamentent à l'étage alors que les hommes s'agitent dans tous les sens.
N'ayant plus une minute à perdre, l'assassin prend son élan et commence à sauter agilement de toit en toit pour ne se faire rattraper par personne.
Il continue sa course jusqu'à ce que, au carrefour d'un bourg retiré des effervescences de la ville, il retrouve ce qu'il considère comme étant sa plateforme, là où il monte pour méditer et regarder Florence vivre devant lui.
Une fois arrivé, il se change, cache avec minutie ses armes, et redescend par la gouttière pour entrer dans la bâtisse, abandonnée depuis une dizaine d'années, dont il a fait son repaire.
Il n'a plus qu'à sortir dans les rues, à nouveau habillé comme Giovanni di Castellan, totalement insoupçonnable.
C'est avec un grand sourire qu'il s'affiche dans les rues, lorsque une brigade l'identifie et l'interpèle.
Après lui avoir annoncé la funeste nouvelle, le sergent lui jure de retrouver le coupable. Giovanni, faisant mine d'être emporté par le chagrin et la colère, lui offre publiquement toute sa confiance pour résoudre l'affaire.
Enfin, sur le chemin le ramenant chez lui, l'assassin ne peut s'empêcher de se féliciter.
La justice protège toujours ses agents.
Il ne lui reste plus qu'à continuer sa vie, libre.

***

" Bip... Bip... Bip ! Bip ! Bipbip !"

***


"Écartez-vous, je suis Giovanni di Castellan ! Ecartez-vous, lâchez moi !"
Mais les hommes en uniforme ne voulaient rien entendre.
Ils lui étaient tombés dessus un moment après que la voisine se soit enfuie en courant, à la recherche d'un téléphone. 
L'appel de la femme les avait alertés qu'elle avait surpris son voisin en train de sortir de chez lui, couvert de sang, l'air effrayant et totalement ailleurs.
Gyrophares, sirènes, tout un peloton de policiers avait débarqué dans l'avenue, armes en vue et l'air déterminés. 
John ne s'était pas laissé approcher sans se défendre puis sans se débattre avec violence quand ils s'étaient mis à quatre pour l'attraper.
"C'est elle ! C'est elle qui avait commis l'impardonnable ! Lâchez-moi !"
" J'aime Alice."
"Je n'ai agi que tel que je suis. Je ne suis que ce que je fais."
"J'ai rendu justice, vous me faîtes mal, arrêtez de m'appeler monsieur, je suis un seigneur !"
Le délire s'étirait dans la réalité qui avait perdu tout sens pour lui.
Ils le plaquèrent contre le capot d'une voiture, le menottèrent avec brutalité devant son agressivité, le forcèrent à entrer dans le véhicule. Il hurlait. Son nom, oui, ce nom, Giovanni di Castellan, celui d'Alice, jurant qu'ils le payeraient tous.
Une fois à l'intérieur, on le piqua. Il combattit la drogue comme il le put, mais la vague d'inconscience l'emporta.
Alors que la police Anglaise ouvrait l'enquête sur un homicide et sur la tentative d'un deuxième, elle le transféra dans un hôpital où se trouvait un département psychiatique.

***

"Bip... Bip... Bip..."
"Bipbip... Bipbip..."
"Ptiiifffeuh... Ptiiiifffeuh..."

***

L'appareil mesurant son rythme cardiaque signalait des battements réguliers. Celui qui lui permettait de respirer avec plus d'aisance émettait une série d'inspirations et d'expirations bruyantes dans toute la chambre d'hôpital.
L'arcade de son oeil droit avait été pansé, ses bleus soignés et quelques parties de son corps bandées.
Alors qu'il dormait encore, les aides-soignants avaient veillé à lui sangler les chevilles et les poignets, s'assurant que le patient ne pourrait plus faire de mal à personne.
Tout à coup, deux infirmières entrèrent dans la pièce, pour vérifier si tout allait bien.
- Je suis bien contente que Jason et Marc l'aient attaché, commença la première, petite brune douée de l'art des commérages.
- Qu'a-t-il de plus dangereux que tous ces autres fous ? demanda sa collègue, moins enjouée que cette dernière.
- Il a tué sa femme il y a deux jours, de sang froid et avec des ciseaux. Je ne voudrais pas être celle qui sera chargée de lui.
- Pourquoi dis-tu ça ?
- Tu n'es vraiment au courant de rien ?
- Je viens de rentrer de mes vacances ce matin, je te rappelle !
- Ah oui, mais quand même, on ne parle que de ça au troisième étage, peut être même aussi au quatrième ! 
- Oui bon, raconte.
- Le docteur Singman lui a dianostiqué une schizophrénie hébéphrénique. Ce John Plenois a hurlé aux policiers qui l'ont arrêté qu'il était un certain Giovanni di Castellan, tu remarqueras que les deux ont le même prénom en deux langues différentes. Là où c'est plus drôle, c'est que le Giovanni di Castellan serait aussi un assassin au XVe siècle, sous le nom d'Epsilon. Tu vois ? Plenois et Epsilon, de parfaits anagrammes. Il est fou mais sa folie est bourrée d'imagination. Par contre, Singman a signalé que ses troubles étaient très tardifs, le patient n'a pas un profil habituel vu qu'il a déjà passé la quarantaine et qu'un tel dysfonctionnement psychologique aurait dû être décelé plus tôt.
- Mon dieu... on en voit vraiment de toutes les couleurs ici. Donc John n'a pas conscience de ce qu'il a fait.
- Singman pense que si. Mais il nie en se cachant dans Epsilon. Et tu sais, en plus de sa femme, il a essayé de tuer un homme présent au moment des faits. Il était venu rendre visite à Alice - la femme de John qui lui, rentrait d'un voyage d'affaire plus tôt - , qui l'a réconforté parce qu'ils venaient de perdre un ami commun. Le fou a cru que sa femme le trompait et s'est jeté sur elle pour la tuer à coups de ciseaux, et a étranglé Peter, qui était heureusement encore en vie lorsque les flics sont arrivés sur place. On la transféré au deuxième, avec un psychiatre spécialisé dans les traumatismes liés aux agressions. 
- Peter ? L'homme que sa femme a consolé ? Au deuxième ? C'est complètement dingue...!
- Oui, et faudra veiller à ce que ces deux-là ne se croisent pas !
- C'est sûr !
- Allez viens, il en a encore pour un bon moment de sieste, tous les appareils sont ok, on va se prendre un café.
- D'accord. Dis, comment tu sais autant de choses ?
- Je m'entends bien avec Singman...
- Je vois ... Et le fait qu'il soit marié ne te dérange pas ?
- Sa femme n'arrive plus à le satisfaire. Moi oui, autant en profiter.
- Tu m'étonneras toujours...
Alors que le son de leurs voix diminuaient, elles sortirent et refermèrent la porte derrière elles.
Laissant John à ses rêves.
Peuplés d'une aube latente dans le ciel pour une ville qui s'éveille. 
Et de tours d'ocre, de palais de marbre, de toits de tuiles cuivrés, de dômes d'églises, de villas portées par les arcs de pierre et sublimées de mosaïques de verre, alors que les rues ne sont encore que de la boue...

4 commentaires:

  1. c'est très sympa !
    une question cependant :
    comment l'assassin peut laisser "briller que ses yeux de braise à la lumière du soleil couchant" si l'aube est "latente dans le ciel pour une ville qui s'éveille" ??

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  2. Ah...

    C'est ce que l'on appelle une coquille... :/

    Je vais rectifier cela de ce pas, "soleil levant" :)

    Au départ, la scène se passait au crépuscule, mais pour que la suite soit cohérente, j'ai dû changer et mettre à l'aube.

    Merci :) Et désolée de ce petit (hum) soucis :/

    N'hésite pas à corriger/commenter ailleurs, c'est toujours enrichissant !

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  3. Merki ma Zamour =)

    Je suis à la recherche d'une nouvelle idée de nouvelle...

    Ou peut-être serait-il plus sage de continuer ma béta correction du roman et d'écrire le chapitre 6 du tome 2 ;)

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