mardi 22 mars 2011

- Le Clignement de l'air -

Voici une nouvelle que j'ai écrite pour les 18 ans d'une amie nommée Delphine. C'est un jeu qui me plaît assez, inventer une nouvelle avec la personne comme personnage principal que j’insère dans une intrigue fantasy. Enjoy !





Le clignement de l'air



Le parc est devenu le spectacle d'un bal de feuilles automnales. Elles valsent entre elles, tournoyant en paraboles libres et exhaltées, papillonnant de leur couleurs mordorées, sous mes yeux bleus comme un ciel prêt à les accueillir.
Je suis assise sur le gazon, dans un petit espace végétal limité par la ville, seule, silencieuse, soucieuse. Au-dessus de moi, il fait gris et le fond de l'air reste humide.
J'ai encore cligné.
Mes cheveux aux reflets blonds se laissent caresser par le vent, mon regard est perdu dans le vide, personne ne m'a vue ni ne me voit.
J'ai encore cligné.
Et le murmure d'une brise continue de glisser à travers moi, lancinante. Je voudrais pouvoir pleurer, mais je n'y arrive plus, quoique je puisse faire, il m'est impossible de me libérer de ce serrement de gorge qui m'étreint en ce moment même, comme si toutes les larmes s'étaient cristallisées dans le passé.
Le passé.
La première fois que j'ai cligné.
La première fois que j'ai compris que je m'étais...
Non !
Non.
Je ne veux pas y penser.
Delphine, respire.
Respirer.
Inspire. Expire. Souffle. Doucement.
Je me lève lentement et observe tout autour de moi. Un chêne s'élève à ma droite, de sa force tranquille et rassurante, âme de la terre veillant sans bruit. Je me contrains à me ressaisir le plus vite possible et me dirige vers le petit portail blanc, le jardin public étant encadré d'un grillage de la même couleur. A peine un pied posé sur le pavé que ma conscience s'ouvre sur un bourg encerclé d'immeubles en pierre et aux toits de tuiles grises.
C'est ce silence qui m'étonne, comme si la vie ne se trouvait que près du chêne et non dans le monde des hommes.
Je soupire. Il faut que je me concentre.
Mes parents vont bientôt se rendre compte de mon absence et tout ce qui m'arrive ne doit pas leur être révélé. Jamais.
Je ferme les yeux.
Respirer.
Visualiser ma chambre.
" Hey, miss ! "
Une voix masculine qui me cueille et me fait sursauter. Je me retourne.
Il est grand, bien bâti, les cheveux châtains mi longs et des yeux noisettes brillant d'une flamme douce qui me mettent malgré moi en confiance. Il arrive en courant vers moi d'une rue adjaçente, mais qu'est-ce qui m'arrive ?
Le voilà déjà devant moi, me souriant avec bienveillance, reprenant lentement sa respiration.
" I'm sorry miss, but can you help me ? "
A entendre son accent, je sais désormais que je suis en Angleterre. J'ai cligné en Angleterre. Catastrophe... Je n'aurais jamais dû penser à cette photo de Londres que j'avais trouvée dans un livre touristique sur le Royaume-Uni il y a quelques semaines dans ma chambre. Pourquoi faut-il que je n'arrive même pas à maîtriser mes pensées ?
A cause d'elles, je cligne.
" Are you all right ? " s'inquiète-t-il devant mon air effarée.
" Y.. Yes, i'm fine. " que je bégaie précipitement. " What can I do for you ? " dis-je pour me donner contenance.
" Are you french ? " me demande-t-il comme si je n'avais rien dit.
" Yes I am. It's so obvious ? "
" Oui, un peu. " me sourit-il en mâchant les syllabes et en faisant ressortir les voyelles.
" Oh, vous parlez français. " dis-je pour moi-même.
Ce n'est vraiment pas ma journée, me voilà à parler avec un anglais en français parce que mon accent déforme trop sa langue maternelle...
" Oui, un peu. " répète-t-il avec malice.
" Qu'est-ce que je peux faire pour vous ? "
Ma demande ne cache pas assez l'agacement qui monte en moi, mais cela ne semble pas le troubler.
" Nous avons sûrement le même âge, nous pourrions nous tutoyer. "
" Si tu veux. "
" Bien ! "
" Alors, qu'est-ce que je peux faire pour toi ? "
Cette fois, je ne peux m'empêcher d'afficher clairement que je suis énervée. Pas contre lui bien sûr, mais contre ce je-ne-sais-quoi qui me pourrit la vie, qui m'a fait cligner en Angleterre, qui me fait cligner n'importe où et n'importe quand, qui me fait vivre dans l'angoisse de ne pas être normale. Je voudrais envoyer bouler ce garçon et lui dire que je veux être seule et pleurer même si je n'y arrive plus, pour hurler au monde que j'en ai marre. Que j'en ai vraiment marre !
Et que je me sens seule...
Les anglais sont véritablement des gens à part, leur flegme les sauvera de toutes les situations, jamais ils ne perdent leur sang froid. Mon inconnu garde sa mine calme et son attitude compatissante, finissant de m'intriguer et de me faire du bien en même temps.
" La seule chose qui pourrait m'aider, c'est que tu acceptes ce cadeau. "
Je suis si déboussolée par ce que je viens d'entendre que je le laisse me prendre la main pour y déposer un petit galet blanc.
" C'est un cadeau, je voudrais que tu le gardes toujours avec toi. "
Je lève les yeux vers lui sans pouvoir répondre, de plus en plus perdue. D'un sourire, il m'invite à mieux détailler le caillou. Ce que je fais.
Lisse, fraîche entre mes doigts, parfaitement ovale dans la paume de ma main.
Plus que la pierre en elle-même, c'est ce qu'elle dégage qui m'envoûte.
Paix.
Le galet aspire toutes mes angoisses, range mes pensées dans mon esprit, apaise les battements de mon coeur.
Je respire.
" Il t'aidera à être toi, où tu le souhaites. "
La voix du jeune homme s'étale en moi comme un baume, mais je ne peux détacher mes yeux du caillou.
La pierre m'entraîne tout entière. Vers moi-même.
Je veux rentrer chez moi.
Me retrouver.
Je suis bien. Vraiment bien.
Et je serre le galet contre moi.
" Je m'appelle Aaron. " murmure-t-il comme s'il savait que je ne peux pas non plus parler.
Alors que je me sens partir, c'est la première fois que je sens la chose se produire en moi, je trouve la force de le regarder bien en face.
Il ne sourit pas pourtant je sais qu'il n'a pas peur, qu'il comprend.
Qu'il me comprend.
Je ne sais pas si j'ai eu le temps de lui sourire, moi.
J'ai cligné dans l'air.

***

Mon oreiller. Mon lit. Ma chambre. Le silence.
J'ai cligné.
Là où je le voulais.
Je me redresse subitement.
Je suis rentrée à la maison.
Le réveil affiche 16:08, je n'ai manqué qu'une grosse demi heure en France.
Je respire un grand coup. Et ouvre ma main droite où je sens quelque chose d'inhabituel.
Le galet.
Il est devenu rosé, chaud. Comme s'il avait pris sur lui tout le poids du voyage.
Normalement, après chaque clignement, je suis épuisée, désorientée et terrorisée. Et là, c'est tout le contraire. Je suis en paix, lucide.
" Delphine, viens m'aider à ranger les courses ! "
Ma mère qui vient d'ouvrir la porte d'entrée, que j'entends à travers le mur de ma chambre située non loin du salon.
" J'arrive ! " que je lance en prenant à peine le temps de comprendre ce qui se passe. Je sors et pars la rejoindre dans la cuisine où une montagne de sacs m'attendent. J'agis machinalement et mes questions reviennent.
Qui est-il, cet Aaron ?
Pourquoi était-il là ? Le savait-il, que j'allais arriver à cet endroit précis ... ?
Cette idée me fait frissonner de peur.
" Tout va bien ma chérie ? " me demande ma mère en relevant mon visage livide.
" Oui, oui, j'ai eu une journée fatiguante. " lui répondis-je en essayant de faire bonne figure.
" Eh bien va te reposer alors, tu as déjà fait le plus gros. Je me charge du reste. "
Son ton conciliant me surprend au premier abord mais j'accepte rapidement.
Une fois de retour sur mon lit, je reprends le galet que j'avais laissé sur la couette.
La sensation est immédiate.
Le caillou m'apaise.
J'inspire lentement et me concentre.
" Même s'il savait que j'allais arriver ici, il savait aussi que j'allais cligner et n'en a pas semblé étonné ni effrayé. Il m'a fait ce cadeau comme si cela lui tenait vraiment à coeur. Cette histoire va me rendre folle..."
Je me roule dans ma couverture comme pour me protéger de toutes ces interrogations qui auront vite fait de me hanter. Delphine, tu es calme, tu peux faire face, tu y es parvenue jusqu'ici, alors pourquoi pas maintenant ?
J'y repense. Même si je ne le voudrais pas. C'est plus fort que moi.
La première fois.
C'était l'année dernière.
J'étais dans la cour du lycée, un peu en retrait de la foule pour discuter tranquillement avec ma meilleure amie, lorsque, je ne sais plus pourquoi, je me suis mise à penser à notre salle de cours au premier étage où nous irions à la fin de la récréation pour de la physique-chimie.
Un millième de seconde plus tard, j'avais cligné.
Me retrouvant dans la salle en question, fermée à clé par le professeur, entourée des tables équipées pour les expérimentations et de ce sentiment d'irréel me sautant à la gorge.
L'impression d'avoir eu un trou de mémoire m'avait étreinte car je n'avais aucune idée de comment je m'y étais prise, puis, une vague de folie s'est emparée de moi et ne m'a lâchée que lorsque je me suis évanouie.
Ils m'ont retrouvée une dizaine de minutes plus tard en arrivant pour les cours, allongée sur le sol, inconsciente.
Je me suis réveillée à l'hôpital, ma mère me caressant la main avec tendresse et le médecin murmurant près de moi que je n'avais rien, qu'il me fallait juste un peu de repos.
Ce furent les mois suivants qui se révélèrent être un véritable cauchemar.
Ma meilleure amie n'est plus jamais revenue au lycée.
Elle n'a plus voulu en aucune manière entrer de nouveau en contact avec moi.
Et les autres m'ont, depuis, toujours regardée de travers.
Même si tout cela évoque un véritable déchirement intérieur, je ne peux pas pleurer. J'ai déjà trop pleuré. Mais je sers les mâchoires et respire peiniblement.
Désormais, je reste concentrée sur des idées, des films, des livres, les cours, pour ne plus penser à des lieux ni à des personnes en particulier.
La deuxième fois, j'avais pensé très fortement à ma mère qui me manquait durant une journée où le regard des élèves avait été plus lourd à supporter que d'habitude, et j'avais cligné, alors que je venais tout juste de fermer la porte d'un toilette derrière moi, pour me retrouver dans les couloirs du travail de ma mère, sans avoir été vue cette fois.
J'avais prétexté une forte envie de la voir et d'éviter un peu le lycée devant son visage bluffé, et connaissant ma situation difficile du moment, elle n'avait pas posé plus de question.
Si au tout début elle avait essayé de comprendre et m'avait intérogée sans cesse sur ce fameux épisode de la salle de chimie, je ne lui avais répondu que ce que je savais : à peu près rien.
Et la dernière fois, j'avais pensé à un musée de Paris où j'aurais voulu me rendre pour y admirer quelques oeuvres d'un de mes peintres préférés. Atterissant au milieu de la foule du Louvre, personne ne s'était rendu compte de mon arrivée disons... spéciale.
C'est la première fois où j'ai oublié d'angoisser totalement et où j'ai décidé de profiter de ce qui se passait. Après quelques heures de visite gratuite et munie de la monnaie que je recevais normalement pour me payer mon repas du midi, j'étais allée me prendre un sandwich dans l'un des cafés du coin. Une fois le choix fait, je comptais mes pièces et... Il en avait manqué. Gênée à en rougir jusqu'aux oreilles, j'avais tenté un petit sourire maladroit au vendeur qui ne semblait pas conciliant du tout.
" Tenez. "
Un garçon, surgissant derrière moi, me tendait une pièce d'un euro qui me permettrait d'acheter ce que je désirais. La modique somme cordialement offerte tomba dans ma main sans que je ne puisse répliquer quoi que ce soit, et l'employé avalisa le don de l'inconnu en faisant tinter sa caisse automatique et en me faisant l'échange du sandwich contre mes pièces.
Tout ceci s'était passé à une vitesse banale mais si rapidement à mes yeux, à cause de ma surprise. Je me tournais vers mon bienfaiteur qui, dans mon souvenir, me fit un grand sourire.
Rougissant cette fois entre plaisir et de la gêne encore, je le remerciais en bredouillant, et il me répondit que le plaisir était pour lui.
L'épisode de Paris avait été ma première victoire, car, peu après, j'avais réussi à cligner près du jardin de la maison, suite à une concentration d'une dizaine de minutes à ne visualiser que cet endroit. Et j'avais fait comme si je rentrais des cours.
Mais attendez une seconde...
Lorsque le jeune homme m'avait dit que le plaisir était pour lui, il l'avait dit d'une manière particulière !
En mâchant les syllabes et en accentuant les voyelles...
Aaron !
Je me redresse une fois encore sur mon lit.
Mon coeur bat à tout rompre.
C'était lui. Oui, c'était lui !
Mais comment...
J'attrape par un nouveau réflexe le galet qu'il m'a offert. Je suis si bouleversée qu'il met plusieurs minutes à agir, mais le tour fonctionne quand même.
" Delphine, respire. Tu as croisé deux fois un garçon anglais qui est venu deux fois à ton aide. Il sait que tu te téléportes et n'en a pas l'air effrayé ni y porter vraiment un intérêt malsain. Mais qu'est-ce qu'il me veut ?! ... Doucement, on se calme, oui, on se calme... "
Toutes mes rêveries ont duré longtemps, il est déjà 18:37 à mon réveil. Je ne mange plus à la table de la famille depuis quelques temps, et ma mère a décidé de respecter, ou n'a plus la force de combattre, mon besoin de solitude ou de fuite, selon les jours...
Je m'asseois sur le lit et serre la pierre qui s'est réchauffée au creux de ma peau.
Mes pensées fusent dans mon esprit à une allure folle, et aidée du galet, je peux réfléchir sans risquer d'arrêt cardiaque. Mémoire, mémoire, ouvre-moi tes portes.
" Il t'aidera à être toi, où tu le souhaites. "
C'est ce qu'il avait dit alors que j'étais en train de cligner.
Je regarde à nouveau le cadeau qu'il m'a fait.
Et s'il pouvait me permettre de... de maîtriser les clignements ?
Mon excitation est telle que je souris toute seule, à deux doigts de me lever pour appeler ma mère pour tout lui expliquer. Retrouver ma meilleure amie disparue et lui dire que je ne lui ferais plus jamais peur comme ça, ni à elle ni à moi !
Je me concentre.
Serre le galet dans ma paume. Ferme les yeux.
Aaron.
La douceur de son prénom me ramène très vite vers son visage et le son de sa voix. Pour la première fois, je me laisse porter. Je m'autorise à penser à ce que je veux. Plus besoin de se brider et de se surveiller continuellement, de prier l'invisible de me donner la force chaque jour de tenir ma conscience éloignée d'une pensée d'un lieu ou d'une personne trop longtemps pour déclencher un clignement.
Non, là, j'ai le droit de me laisser aller.
D'être... moi ?
Est-ce que cligner fait vraiment partie de moi ?
Comme la première fois que j'ai utilisé le galet, je ressens beaucoup plus profondément le processus qui se met en place. D'abord je perds la capacité de parler, puis de bouger à moins d'une très forte volonté, et enfin, cette sensation de vide absolu qui m'étreint un millième de seconde avant le brouillard total.
Aaron.
Un sourire.
Une réponse à ma vie présente... et future ?

***

" Bonsoir Delphine. "
La voix résonne dans le noir, douce.
" Aaron ? " demandais-je, perturbée par l'obscurité.
Je suis assise sur de la moquette, dans une pièce sans lumière, et je sens la présence d'Aaron non loin de moi.
" Oui, attends, j'allume. "
J'entends bouger la surface d'une couverture et le clic du bouton de sa lampe de chevet.
Sa lampe de chevet.
Une chambre se dévoile sous mes yeux. Simple, aux couleurs claires et décorée avec des tons asiatiques.
Je sursaute et recule par réflexe vers le mur le plus proche.
Il est désormais assis dans son lit, habillé d'un tee shirt bleu qui doit lui servir de pyjama, les cheveux en pétard sur son front, mais l'air ravi.
" Alors tu es venue. "
" Je... je ... je ne savais pas que j'arriverais là ... "
" Oui, tu ne pouvais pas te douter que j'aime résider au Japon et qu'avec le décalage horaire, il fait nuit ici... "
" Le ... Japon ? "
" Oui. Prends le temps de recouvrer tes esprits. Je ne veux te veux aucun mal et je suis très content que tu sois venue. "
" Mais pourquoi ? Qui es-tu ? Pourquoi est-ce que tu sais que je peux cligner ? Pourquoi veux-tu me voir ? Pourquoi étais-tu là à Paris ? Tu me poursuis ?! "
Il faut bien que mon désarroi éclate à un moment ou à un autre. Aaron sort lentement de son lit, comme s'il a peur de faire fuir un animal sans défense, et vient s'asseoir face à moi, le plus naturellement du monde.
" Tu te souviens alors pour Paris... " murmure-t-il, les yeux dans le vague et un air détaché peint sur le visage.
" ... Oui. C'est même la raison qui m'a poussée à essayer de... de cligner jusqu'à toi. "
" Cligner ? C'est une belle manière de dire ce que tu es capable de faire. Et cela renferme une belle symbolique, aussi. Moi, je préfères dire que je bondis. "
" Tu... ? "
" Oui. Depuis que j'ai dix ans. "
" Mais ... "
" Laisses-moi te raconter. Tu n'as pas froid ? Tu veux que je te serve un thé ? "
Il me parle avec une telle simplicité que je ne sais pas quoi répondre.
" Allez, viens, on va se mettre à l'aise. "
Il m'invite à me lever et à le suivre jusque dans une pièce plate et encadrée de panneaux de papier. Que faire d'autre ? J'obéis.
Nous nous asseyons au pied d'une table très basse, noire laquée, sur laquelle il me sert un thé fait avec des pétales des cerisiers du temple de Kyoto.
" La première fois j'avais dix ans, commence-t-il alors que je bois à petite gorgée. J'ai fait un bond dans ma chambre alors que je marchais dans un couloir de mon école. J'ai grandis chez une tante qui ne faisait pas vraiment attention à moi, alors j'ai pu continuer à bondir sans qu'il n'y ait de trop grosses gênes. Jusqu'à ce que je comprenne que plus le temps passait, plus je bondissais loin. Et que je n'avais toujours pas de moyen de contrôler ces bonds forcés, ni même de véritablement les prévenir. Alors je me suis enfuis. J'ai accepté de bondir en apprenant au fil des années à diriger mes bonds. J'ai voyagé. J'ai beaucoup volé. Volé pour survivre puis pour lancer des affaires qui aujourd'hui subviennent à mes besoins en toute... légalité. Mais il me manquait toujours quelque chose. J'ai vu le monde de long et en large, je parle une vingtaine de langues et de dialectes pourtant, personne ne parle ma langue. Personne ne sait que je bondis, que je ne suis pas comme tout le monde et personne ne peut le comprendre, personne ne peut comprendre mon langage. Alors... J'ai erré. Un moment. Jusqu'à ce que ... que je tombe sur toi. Je ne t'ai pas cherchée, je ne t'ai pas poursuivie. Je t'ai juste attendue, imaginée, espérée. Quelqu'un qui serait comme moi. Quand je t'ai vue bondir au milieu de la foule du Louvre, j'ai cru que j'étais victime d'une hallucination. Puis, j'ai vu ton air perdue, ta manière de réagir semblable à la mienne lors de mes premières années, et puis je ... ce que j'ai ressenti pour toi a été immédiat et irrévocable. Je voulais t'aider. Je veux t'aider. Je ne veux pas que tu ais à vivre le mal que j'ai subi, je veux que tu aies une chance de... de le vivre normalement. "
Il fait une pause. Je dois être rouge écarlate pour qu'il réussise à sourire en levant les yeux vers moi. Quelque chose de flou et de puissant à la fois a prit possesion de mon coeur, impossible de définir ce sentiment ou ces sentiments qui m'envahissent avec la force et la rapidité d'un ouragan.
Aaron brille de sincérité et d'une lumière que je n'avais vue chez personne d'autre.
" Tu dois me prendre pour un fou... " chuchote-t-il en fronçant les sourcils comme de douleur.
" Non. "
Ma voix n'est qu'un souffle et il s'y rattache telle à une bouée.
" Il y a d'autres choses que je voudrais comprendre. "
" Oui ? "
" Comment connais-tu mon prénom ? "
" C'était sur ta carte d'identité que tu as sortie en cherchant ta monnaie... "
L'évocation de cet épisode devenu plaisant me détend. Mais il reste encore des ombres dans cette histoire...
" Et pour l'Angleterre ? "
Un silence.
" Quand j'ai dit que je ne t'ai pas poursuivie, c'est à moitié faux. Je ... Lorsque tu es allée te concentrer pour bondir, j'ai bondi avec toi. Et je... je sais que l'on bondi grâce à des images et des sentiments. J'ai simplement déposé un livre de Londres dans ta chambre en espérant que tu t'y rendes. J'y ai séjourné plusieurs semaines en visitant les lieux qu'il y avait sur les photos, dans l'espoir de te revoir et de te donner ce canalyseur dont j'ai découvert les particularités lors d'un voyage en Afrique Australe."
" Mais ce n'est pas possible, il y avait tant de photos, comment pouvais-tu être... ?"
" A plein d'endroits quasiment à la fois ? " me sourit-il alors que je regrette déjà ma question peu futtée.
" Ca a dû te demander beaucoup d'énergie. "
" J'avais la pierre avec moi et plus d'années que toi pour savoir comment ne plus la dépenser trop rapidement. "
" Je ... J'ai besoin de savoir autre chose. "
" Ce que tu veux. "
" Pourquoi ? "
Un silence. Il ne baisse pas les yeux.
" Ma réponse va t'effrayer et tu vas bondir loin de moi. "
" Ne le prends pas mal, mais tu ne me connais pas assez pour prévoir mes pensées et mes actions. "
" Oui... et non. "
" Tu n'as pas répondu à ma question. "
" Je ne veux pas. "
" Tu as dit que tu répondrais ! "
" Je sais. Mais tu connais la réponse Delphine. Tu la connais et elle te fait peur. L'énoncer lui donnerait toute sa réalité, et je ne suis pas sûr que tu sois prête à l'entendre, cette vérité, et moi non plus, pour être honnête, elle me fait aussi peur qu'à toi. "
" Pourquoi ? " que je souffle encore.
Le mot est à double sens et Aaron ne répond pas.
Ma gorge se sert à nouveau. Il a raison, je n'ai qu'une envie : fuir.
Mais je ne le fais pas. Je pourrais. Je sais dorénavant que je peux aller où je veux quand je le souhaite. Avec de la patience et de la volonté, j'y parviendrais.
Je ne veux pas qu'il ait raison sur toute la ligne. Je ne bondirais pas, non.
Embarrassé, Aaron se lève et se dirige vers un petit balcon dont il ouvre la porte-fenêtre. L'air frais de la nuit vient me caresser la joue et m'offre une respiration plus lente.
" Et si la vie avait le droit d'être belle ? demande-t-il tout à coup à voix haute, les yeux perdus vers les lumières des immeubles d'en face. Pourquoi avons-nous peur d'avoir une chance d'être ... heureux, d'être nous-même ? Pourquoi cette peur, cette répulsion pour ce qui pourrait être bon pour nous ? Nous nous abandonnons nous-même dans la facilité, l'immédiateté des choses et la futilité de liens qui ne mériteraient pas d'être au centre de nos vies. J'ai vu beaucoup de choses dans ce monde, et l'homme y est toujours seul, démuni, stupide. Non, pas toujours. J'ai vu la joie, j'ai vu la simplicité de la vie, la beauté de l'amour vrai et la force que l'on porte avec les autres, que l'on vit avec les autres. Et je voudrais juste pouvoir à mon tour... "
Je suis complètement pendue à ses lèvres. Il se tourne vers moi, plus lumineux que jamais.
" Je ne te le dirais pas. Chaque chose que j'ai faite le dit à ma place. Je ne veux pas t'envahir, je ne veux pas t'imposer. Le livre de Londres était un acte égoïste, pourtant je ne le regrette seulement à moitié, je n'arrive pas à m'en vouloir totalement. Je voulais juste saisir ma chance. Ma chance d'être comprit et de... d'apporter à quelqu'un ce que j'aurais voulu que l'on m'apporte, comme une sorte d'acte qu'un prédécesseur aurait manqué à mon égard et que je rectifie aujourd'hui. C'est un mélange. Entre mon moi d'avant et celui de maintenant, entre toi et ce que je voudrais être pour toi. De toutes façons, tu es libre Delphine. Ce canalyseur t'appartient et si tu me le demandes, je ne chercherais plus jamais à faire partie de ta vie. Je sais simplement une chose, là tout de suite, c'est que je suis heureux que tu sois venue jusqu'ici pour me permettre de vivre un bond unique. Celui vers l'amour. "
J'ai failli dire qu'il avait fini par le dire, mais je me suis retenue.
Non, je ne me suis pas retenue, parce que je pleure.
Pour la première fois depuis des mois. Depuis plus d'un an.
Je ne peux pas lui sauter dans les bras, je ne peux pas lui répondre que c'est réciproque dès maintenant, je n'ai pas les mots, ils se sont envolés.
Je me contente de pleurer en silence et de laisser toutes ces larmes descendre en me délivrant d'un poids plus lourd que je ne l'avais cru.
Aaron se place à côté de moi et me tend doucement un mouchoir. Je le prends en le remerciant d'un hochement de tête.
Il ne me touche pas, je me calme peu à peu.
Le soleil est déjà en train de conquérir les parures célestes de la ville de Kyoto.
Je respire.
Il n'y a pas de hasard. Et la vie peut-elle être une chance ?
Je respire.
Je me tourne vers Aaron. Il ne sourit pas, mais je sais qu'il me comprend.
Et je cligne.
Juste des yeux et dans mon coeur.
Vers une image qui ne m'a pas encore dévoilé tous ses aspects, mais une chose est sûre.
Dans cette représentation que je me fais en mon esprit, le future sera coloré.
De la présence d'Aaron.

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